From Bru.x.ss.el.le.s, with love1

Théâtre
Edito

From Bru.x.ss.el.le.s, with love1

Le 31 Déc 2020
Vue de l’atelier d’Élise Peroi (Bruxelles). Photo Thomas Jean Henri.
Vue de l’atelier d’Élise Peroi (Bruxelles). Photo Thomas Jean Henri.
Vue de l’atelier d’Élise Peroi (Bruxelles). Photo Thomas Jean Henri.
Vue de l’atelier d’Élise Peroi (Bruxelles). Photo Thomas Jean Henri.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Bruxelles, ce qui s'y trame
142

Nous écrivons ces lignes en pleine pandémie, et l’éditorial que nous avions pré­paré il y a plusieurs mois, une éter­nité, nour­ri d’enthousiasme pour une ville en ébul­li­tion, nous sem­ble aujourd’hui dra­ma­tique­ment décalé. Les théâtres ont rou­vert depuis peu mais sont soumis à des normes san­i­taires strictes qui lim­i­tent forte­ment les jauges et oblig­ent à des salles à moitié vides. Nom­bre de spec­ta­cles sont annulés car les artistes ne sont pas autorisé.e.s à pass­er la fron­tière, les vis­ages sont masqués et l’on oscille entre peur, exas­péra­tion, fatal­isme et patience. Pour­tant, mal­gré les cir­con­stances pénibles que nous tra­ver­sons, Brux­elles vit un moment extra­or­di­naire de son his­toire : ces trois dernières décen­nies, et encore plus par­ti­c­ulière­ment ces dix dernières années, elle s’est trans­for­mée en un des prin­ci­paux cen­tres de la créa­tion en arts de la scène dans le monde : metteur.euse.s en scène, choré­graphes, performeur.euse.s, artistes venu.e.s de Bel­gique, d’Europe et d’ailleurs génèrent ensem­ble une ému­la­tion créa­tive exci­tante, stim­u­lante, excep­tion­nelle. La ville, même en ces temps dif­fi­ciles, est plus vivante qu’elle ne l’était il y a vingt ans, et les spectateur.rice.s y sont averti.e.s et exigeant.e.s. Mais qui sont les artistes qui la trans­for­ment si pro­fondé­ment aujourd’hui ? Quelles formes dévelop­pent-iels ? Quels dis­cours, quelles visions poli­tiques et philosophiques ? Où créent-iels, quoi, com­ment et avec quels moyens ? Com­ment les insti­tu­tions les sou­ti­en­nent-elles ?

1Nous écrivons ces lignes en pleine pandémie, et l’éditorial que nous avions pré­paré il y a plusieurs mois, une éter­nité, nour­ri d’enthousiasme pour une ville en ébul­li­tion, nous sem­ble aujourd’hui dra­ma­tique­ment décalé. Les théâtres ont rou­vert depuis peu mais sont soumis à des normes san­i­taires strictes qui lim­i­tent forte­ment les jauges et oblig­ent à des salles à moitié vides. Nom­bre de spec­ta­cles sont annulés car les artistes ne sont pas autorisé.e.s à pass­er la fron­tière, les vis­ages sont masqués et l’on oscille entre peur, exas­péra­tion, fatal­isme et patience. Pour­tant, mal­gré les cir­con­stances pénibles que nous tra­ver­sons, Brux­elles vit un moment extra­or­di­naire de son his­toire : ces trois dernières décen­nies, et encore plus par­ti­c­ulière­ment ces dix dernières années, elle s’est trans­for­mée en un des prin­ci­paux cen­tres de la créa­tion en arts de la scène dans le monde : metteur.euse.s en scène, choré­graphes, performeur.euse.s, artistes venu.e.s de Bel­gique, d’Europe et d’ailleurs génèrent ensem­ble une ému­la­tion créa­tive exci­tante, stim­u­lante, excep­tion­nelle. La ville, même en ces temps dif­fi­ciles, est plus vivante qu’elle ne l’était il y a vingt ans, et les spectateur.rice.s y sont averti.e.s et exigeant.e.s. Mais qui sont les artistes qui la trans­for­ment si pro­fondé­ment aujourd’hui ? Quelles formes dévelop­pent-iels ? Quels dis­cours, quelles visions poli­tiques et philosophiques ? Où créent-iels, quoi, com­ment et avec quels moyens ? Com­ment les insti­tu­tions les sou­ti­en­nent-elles ? 

Dans ce numéro, nous nous con­cen­trerons sur des artistes et insti­tu­tions que nous esti­mons par­mi les plus générateur.rice.s, pas néces­saire­ment les plus connu.e.s, par­mi celles et ceux qui créent des formes et des manières de voir la scène et le monde, qui boule­versent nos habi­tudes de regard et de pen­sée, et parta­gent avec nous des out­ils esthé­tiques et poli­tiques qui nous per­me­t­tent d’appréhender notre temps avec sou­p­lesse et agen­tiv­ité. Faire un instan­ta­né de l’histoire cul­turelle d’une ville, comme ce numéro se pro­pose de le faire, est for­cé­ment un exer­ci­ce impar­fait. Très nombreux.ses sont les artistes, insti­tu­tions, col­lec­tifs, intellectuel.le.s que nous auri­ons voulu évo­quer et qui ne le sont pas ; qu’iels nous le par­don­nent (on vous voit, on vous entend, on vous aime). De la même manière, sont absents de ce numéro cer­tains parte­naires his­toriques d’Alternatives théâ­trales, comme notam­ment le Théâtre Nation­al, les Brigit­tines, le Varia, le Théâtre 140, le Théâtre Océan Nord ou encore le Rideau2, mal­gré leur inlass­able sou­tien à la jeune créa­tion. La per­spec­tive que nous emprun­tons ici est sub­jec­tive, au sens le plus strict du terme : nous ne pou­vons par­ler que de ce que nous voyons, de ce que nous con­nais­sons, et nous nous réjouis­sons d’avance des con­ver­sa­tions et ren­con­tres que génér­era ce numéro. Si cette édi­tion peut per­me­t­tre d’autres avancées, créons ensem­ble d’autres temps pour les con­stru­ire.  

Afin de com­pren­dre pourquoi Brux­elles est dev­enue un tel vivi­er de créa­tion, il faut se pencher en pre­mier lieu sur les con­di­tions sociales et l’architecture insti­tu­tion­nelle de la ville, car ce sont elles qui (dé)forment le ter­rain dans lequel évolu­ent les artistes. Embar­quons pour un bref mais néces­saire détour admin­is­tratif. 

L’État belge est labyrinthique : basé sur un sys­tème de fédéral­isme coopératif, il pos­sède plusieurs entités fédérées qui ont cha­cune leurs pro­pres domaines de com­pé­tence, sans hiérar­chie entre elles. Les trois Régions, fla­mande, wal­lonne et Brux­elles-Cap­i­tale, ont leur pro­pre gou­verne­ment et s’occupent prin­ci­pale­ment de l’emploi, du loge­ment et de la sécu­rité sociale. Les trois com­mu­nautés (fla­mande, ger­manophone et fran­coph­o­ne) ont elles aus­si un gou­verne­ment sin­guli­er, et ce sont elles qui sont en charge des com­pé­tences cul­turelles. Ce découpage n’aide pas à assur­er une cohérence poli­tique sur le long terme, ni à sim­pli­fi­er la coopéra­tion entre toutes ces struc­tures. Les poli­tiques cul­turelles mis­es en place font face à de plus en plus de défis pour pro­pos­er aux artistes un envi­ron­nement sécurisé, ce qui est douloureuse­ment évi­dent au regard de leur ges­tion de la pandémie. Les interlocuteur.rice.s 
sont mul­ti­ples, les pris­es de déci­sion sont lentes, on voit des cheveux blancs appa­raître chez les plus jeunes qui ne sont plus si jeunes, et les change­ments poli­tiques souhaités par la popu-lation s’étiolent imman­quable­ment. 

La Bel­gique fait ressor­tir toutes ses nuances dans sa cap­i­tale, car les déci­sions pris­es par les com­mu­nautés doivent se fray­er un chemin dans la gou­ver­nance de la ville de Brux­elles. Le statut par­ti­c­uli­er de cette dernière la place dans une sit­u­a­tion ambiva­lente ; ville-région bilingue, elle est à la fois nœud admin­is­tratif et lieu phare de développe­ment cul­turel. La ville de Brux­elles est com­plexe, éclec­tique et unique, et bien qu’historiquement fla­mande, elle est aujourd’hui majori­taire­ment fran­coph­o­ne et compte en tout 184 nation­al­ités. Cette mul­ti­plic­ité fait de cette ville de petite taille un cocon qui accueille une des plus fortes diver­sités cul­turelles au monde et où la pop­u­la­tion peut par­faite­ment con­tin­uer à s’organiser et à fonc­tion­ner en l’absence de gou­verne­ment fédéral… 

Et main­tenant, retour à celles et ceux qui font et sont Brux­elles et qui font bat­tre nos cœurs. Les artistes au sein de cette société ont inté­gré la néces­sité de leur autonomie mal­gré les sub­ven­tions acces­si­bles et les out­ils cul­turels qui peu­vent les soutenir. À Brux­elles, iels n’attendent pas l’appui d’une insti­tu­tion pour pra­ti­quer leur art, se recon­naître entre elles et eux et partager leurs ressources et forces respec­tives. Aujourd’hui, la con­science que toutes et tous n’ont pas d’entrée de jeu les mêmes priv­ilèges y est forte et il tend à régn­er une forme de sim­plic­ité dans les rap­ports inter­per­son­nels qui per­met de faire par­tie de plusieurs nous mal­gré les don­nées de classe, de race, de genre et d’orientation sex­uelle. 

Aujourd’hui à Brux­elles, les artistes inter­ro­gent les mod­èles dom­i­nants et sont déterminé.e.s à con­stru­ire des alter­na­tives vivantes et fonc­tion­nelles en choi­sis­sant sou­vent des formes de tra­vail et d’organisation col­lec­tive, et cette préférence ne s’appuie pas unique­ment sur un besoin de survie. Pour beau­coup, la quête du suc­cès indi­vidu­el vient après le besoin de créer du com­mun, des espaces de sol­i­dar­ités, et des expéri­ences partagées et inclu­sives. La scène brux­el­loise est tra­ver­sée de réflex­ions citoyennes qui nour­ris­sent les propo­si­tions artis­tiques qui en émer­gent. 

On y observe ain­si des esthé­tiques fortes, sin­gulières et divers­es, en con­stante évo­lu­tion. Il n’est plus rare de voir des artistes con­cevoir leur scène à l’extérieur des plateaux disponibles au sein des insti­tu­tions, éla­bor­er des pro­jets qui don­nent voix à leurs voisin.e.s, aux invisibilisé.e.s, offrir d’autres tem­po­ral­ités et modal­ités de récep­tion, etc. Il ne s’agit pas pour elleux de se démar­quer du lot par « l’innovation » ou autres ter­mes à pail­lettes, mais bien de pro­pos­er des réflex­ions sur ce que sig­ni­fie le col­lec­tif et le fait de pos­er un geste artis­tique dans la Cité. Vivre à Brux­elles et être influencé.e par son envi­ron­nement et fonc­tion­nement impulse aux artistes une inven­tiv­ité créa­tive sans doute plus vivace et soutenue qu’ailleurs, et impose comme dans beau­coup d’autres villes et pays une néces­sité de faire voir par leurs œuvres, leurs actes et leurs pris­es de paroles qu’il existe des alter­na­tives à l’idéologie poli­tique actuelle qui est peu claire et n’inspire guère con­fi­ance.

Moment de provenance (détail), tapisserie d’Élise Peroi. Photo Élise Peroi.
Moment de prove­nance (détail), tapis­serie d’Élise Per­oi. Pho­to Élise Per­oi.

Cette créa­tiv­ité est portée par une activ­ité intel­lectuelle soutenue. Chaque généra­tion d’artistes dia­logue avec une série de fig­ures philosophiques pré­dom­i­nantes. Freud, Sartre, Marx, Niet­zsche, Lacan, Der­ri­da, leurs émules et adver­saires, ont large­ment dom­iné le XXe siè­cle ; il y a une dizaine d’années, un très grand nom­bre de créateur.rice.s se récla­maient de Deleuze, et « rhi­zome » et « déter­ri­to­ri­al­i­sa­tion » fai­saient par­tie du vocab­u­laire des espaces de créa­tion. Aujourd’hui, c’est un autre courant qui nour­rit prin­ci-pale­ment la pen­sée artis­tique à Brux­elles, celui qui s’est con­sti­tué autour d’Isabelle Stengers, Vin­ciane Despret3, Don­na Har­away, Anna Tsing et Bruno Latour. Avant de l’aborder plus spé­ci­fique­ment, il faut not­er que ces penseur.euse.s sont influencé.e.s, entre autres, par les théories fémin­istes, queer, décolo­niales et écol­o­gistes, elles-mêmes très présentes dans le champ intel­lectuel brux­el­lois. On y cite beau­coup le fémin­isme français con­tem­po­rain (Vir­ginie Despentes, Chloé Delaume, Mona Chol­let, Elsa Dor­lin), la pen­sée queer (Paul B. Pre­ci­a­do, Judith But­ler, Monique Wit­tig), l’afro-fémi-nisme (Audre Lorde, Kim­ber­lé W. Cren­shaw, Djami­la Ribeiro, Angela Davis, bell hooks) et l’écologie (Starhawk, Tim­o­thy Mor­ton, Emanuele Coc­cia). 

Par­mi tou.te.s ces penseur.euse.s, Stengers et Despret occu­pent une place par­ti­c­ulière ; ce sont elles que l’on retrou­ve le plus sou­vent citées dans les dossiers, pro­jets et con­ver­sa­tions avec les artistes et les dra­maturges. Plusieurs aspects de leur tra­vail inter­pel­lent : leurs réflex­ions à toutes deux sur le fémin­isme et la démoc­ra­tie, celles de Stengers sur les com­muns, l’écoféminisme, la finance, l’écologie, et celles de Despret sur les ani­maux, les sci­en­tifiques, le rap­port de notre société aux morts, à la mort et aux vivants en général. Mais c’est peut-être leur pra­tique d’écriture elle-même qui per­met le mieux de cern­er leur influ­ence sur les arts de la scène à Brux­elles : elles « pensent par le milieu », pour repren­dre une for­mule de Gilles Deleuze que cite sou­vent Stengers, c’est-à-dire qu’elles étu­di­ent des faits, des sit­u­a­tions, des con­cepts dans toute leur com­plex­ité et leurs mul­ti­ples réseaux, sans chercher à rien en sous­traire, ce qui les amène à refuser d’endosser une posi­tion d’autorité et à respecter la pos­i­tiv­ité de tous les savoirs. Par exem­ple, dans Au bon­heur des morts, Vin­ciane Despret veut représen­ter avec le plus de justesse pos­si­ble la posi­tion de cha­cune des per­son­nes qu’elle a con­sultées. Elle ne prend par­ti ni pour celleux (et iels sont majori­taires) qui affir­ment cul­tiv­er un lien vivant avec leurs mort.e.s, ni pour l’argument qui situe ce lien dans leur imag­i­na­tion ou leur incon­scient, elle décrie ain­si de fait la pos­ture intel­lectuelle qui pré­tend mieux et plus savoir et qui en vient sou­vent à mépris­er celleux qu’elle étudie. Sans pudeur, nous leur déclarons ici notre amour et notre recon­nais­sance d’ainsi rétablir l’équilibre des forces qui nous habitent et nous entourent. 

Représen­ter plusieurs points de vue dans leur intégrité, sans juger : les spec­ta­cles que l’on voit aujourd’hui à Brux­elles sont pour la plu­part poli­tiques, mais sans que des opin­ions ne soient néces­saire­ment énon­cées. C’est alors la forme elle-même qui est investie d’une puis­sance de trans­for­ma­tion, en per­me­t­tant l’ouverture à une mul­ti­plic­ité de points de vue, le refus de la posi­tion d’autorité et la cir­cu­la­tion des savoirs et des pen­sées. L’artiste ne sait pas mieux que ses spectateur.rice.s, et ce qu’iel leur demande est de s’ouvrir à cette insta­bil­ité. Ces spec­ta­cles-là sont poli­tiques non pas parce qu’ils veu­lent nous trans­met­tre une vérité ou parce qu’ils ont quelque chose à nous appren­dre, mais juste­ment parce qu’ils se refusent à nous dire quoi penser et nous invi­tent plutôt à nous saisir des ressorts de notre pro­pre intel­li­gence. 

Ce par­ti pris, résol­u­ment anti-péd­a­gogique, fait écho au tra­vail d’un autre penseur incon­tourn­able pour com­pren­dre ce qui se joue sur les plateaux aujourd’hui : Jacques Ran­cière. Dans Le spec­ta­teur éman­cipé, il déplore l’accusation trop sou­vent dirigée à l’encontre du spec­ta­teur selon laque­lle celui-ci serait un être pas­sif et igno­rant, atten­dant de l’artiste qu’iel lui trans­mette des « mes­sages » visant à le sor­tir de son abrutisse­ment. Au lieu de cela, Ran­cière pos­tule l’égalité de toutes les intel­li­gences : la spec­ta­trice agit, elle trace elle-même son pro­pre chem­ine­ment intel­lectuel et sen­si­ble à tra­vers l’œuvre qui lui est pro­posée. Elle ressent, inter­prète, com­pare, com­pose, elle est « éman­cipée », c’est-à-dire que loin d’être un jou­et aux mains d’un artiste qui pour­rait diriger ses pen­sées et ses affects, elle est, tout autant que lui, sujet act­if. Dès lors, l’art n’a pas pour mis­sion d’éduquer, mais de pro­pos­er des régimes de sen­so­ri­al­ités, des manières de ressen­tir qui vont à l’encontre de celles qui domi­nent dans notre monde, car quand les repères sen­si­bles se trou­blent, c’est l’ordre des choses qui tout entier est ébran­lé. 

Cette atten­tion des artistes à la théorie et l’éthique va de pair avec l’expansion ces dernières années des pra­tiques dra­maturgiques, non au sens de l’écriture dra­ma­tique, mais d’un accom­pa­g­ne­ment sen­si­ble, esthé­tique et philosophique d’œuvres en créa­tion. Ces pra­tiques ne sont pas nou­velles (Jean-Marie Piemme4 et Mar­i­anne van Kerk­hoven en étaient déjà des fig­ures de proue dans les années 1980) et elles sont depuis longtemps habituelles en Flan­dre, mais il est intéres­sant qu’elles devi­en­nent de plus en plus habituelles en Bel­gique fran­coph­o­ne. C’est pourquoi nous avons demandé à Camille Louis5, philosophe et dra­maturge, asso­ciée à La Bel­lone depuis 2015, de nous livr­er dans cette par­tie intro­duc­tive une réflex­ion sur sa pro­pre pra­tique de la dra­maturgie et la manière dont elle s’inscrit dans le con­texte actuel. 

Le deux­ième arti­cle de cette intro­duc­tion pro­pose un entre­tien avec les artistes Soraya Amrani et Luan­da Casel­la. Un des défis prin­ci­paux aux­quels doit faire face le monde cul­turel belge aujourd’hui est celui de l’entre-soi, car si Brux­elles jouit d’une mul­ti­cul­tur­al­ité vivante, c’est beau­coup moins le cas de ses théâtres : le pub­lic et les artistes sur scène y sont en très grande majorité blanc.he.s, et on est sou­vent choqué.e, après s’être promené.e à tra­vers des rues large­ment métis­sées, de se retrou­ver soudain dans un lieu cul­turel à l’uniformité eth­nique cri­ante. C’est pourquoi il nous a sem­blé essen­tiel d’interroger deux per­son­nal­ités racisées, l’une active en Bel­gique fran­coph­o­ne (Soraya Amrani), l’autre en Flan­dre (Luan­da Casel­la), sur les dif­fi­cultés que ren­con­trent les artistes de couleur des deux côtés de la fron­tière lin­guis­tique. 

Pour struc­tur­er notre réflex­ion sur les arts de la scène brux­el­loise, nous avons décidé de nous ancr­er dans la notion de « lieu », d’une part parce que ce lieu qu’est Brux­elles est le sujet de ce numéro, et d’autre part parce qu’il s’agit d’un des enjeux poli­tiques prin­ci­paux de la ville aujourd’hui. En effet, « com­ment occu­per un lieu ? » est au cœur de ques­tions fémin­istes, décolo­niales, écologiques, com­mu­nau­taires, de gen­tri­fi­ca­tion, d’accueil des réfugié.e.s., etc., qui sont elles-mêmes au cœur des pra­tiques artis­tiques dont nous ren­dons compte ici. 

Nous com­mencerons par une série d’articles basés sur des entre­tiens avec des directeur.rice.s de struc­tures sub­ven­tion­nées brux­el­lois­es, Daniel Blan­ga Gub­bay (Kun­sten­fes­ti­valde­sarts), Mon­i­ca Gomes (Théâtre de la Bal­samine) et Michèle Bra­con­nier (Théâtre de L’L), choisi.e.s pour leur infati­ga­ble atten­tion à l’évolution des pra­tiques artis­tiques à Brux­elles et le sou­tien qu’iels leur ont apporté au cours des ans. 

Ensuite, nous nous tournerons vers les plateaux eux-mêmes, pour nous pencher sur le tra­vail de qua­tre artistes, Léa Drou­et, Sarah Van­hee, Lara Barsacq et Louise Vanneste, qui cul­tivent ces pra­tiques que l’on ren­con­tre fréquem­ment sur la scène brux­el­loise : plutôt que d’exposer un dis­cours ou un point de vue, elles conçoivent des dis­posi­tifs et des lan­gages scéniques qui créent un dia­logue entre les spectateur.rice.s et l’œuvre autour d’une idée ou d’un ques­tion­nement, acti­vant ain­si la pen­sée et un engage­ment égal dans la créa­tion et la récep­tion. 

D’autres artistes, et ce sont de nou­veau là des procédés que l’on retrou­ve régulière­ment à Brux­elles, choi­sis­sent de déploy­er leurs pra­tiques au-delà des plateaux ; nous traiterons ici de Gur­shad Sha­he­man, Lucile Cho­quet, Anna Rispoli et du col­lec­tif Loop‑s6. Iels ne font pas d’art urbain ou in situ, mais plutôt écrivent et conçoivent des formes en dehors des plateaux par néces­sité formelle, suiv­ant les impérat­ifs de leur proces­sus et de leurs ambi­tions esthé­tiques pour que les matières émer­gent d’un con­texte pré­cis et s’y dessi­nent, s’y adressent directe­ment. 

Nous con­clurons notre tour d’horizon par une réflex­ion sur des lieux par­ti­c­uliers qui par­ticipent du car­ac­tère sin­gulière­ment créatif de la scène artis­tique brux­el­loise : Le Lac, Dec­o­rate­lier et Days4Ideas, événe­ment emblé­ma­tique de La Bel­lone. Leurs respon­s­ables sont animé.e.s d’une con­cep­tion rigoureuse du rôle social de leur espace dans la ville tout autant qu’iels sont conscient.e.s de l’importance de pro­pos­er des formes d’invitation à leurs publics qui vont plus loin que la représen­ta­tion. La force de leur présence réside prin­ci­pale­ment dans l’écriture des événe­ments qu’iels organ­isent et qui visent à pro­pos­er des expéri­ences incar­nées du poli­tique plutôt qu’à la dif­fu­sion de mes­sages péd­a­gogiques ou didac­tiques.

Le cahi­er cri­tique qui clôt ce numéro abor­de le tra­vail de Flo­rence Min­der et du col­lec­tif Ne mos­qui­to pas, et pro­pose le compte ren­du poé­tique d’une pièce non vue car annulée pour cause de con­fine­ment, Une céré­monie du Raoul Col­lec­tif, qui aurait dû être jouée au Théâtre Nation­al la sai­son passée.

Monolithe (décor d’atla, chorégraphie Louise Vanneste), tapisserie d’Élise Peroi, Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles), mai 2019.
Photo Thomas Jean Henri.
Mono­lithe (décor d’atla, choré­gra­phie Louise Vanneste), tapis­serie d’Élise Per­oi, Kun­sten­fes­ti­valde­sarts (Brux­elles), mai 2019. Pho­to Thomas Jean Hen­ri.

La pandémie a évidem­ment eu un impact fort sur ce numéro, et elle est évo­quée dans bon nom­bre d’articles. Il est à ce jour impos­si­ble de déter­min­er quel sera son impact à long terme sur la ville en général et sur les arts de la scène en par­ti­c­uli­er ; un autre numéro sera néces­saire dans cinq ans, dix ans, pour mesur­er l’étendue des dégâts et aus­si, peut-être, ce que cette crise aura ren­du pos­si­ble. Il nous reste à con­tin­uer à appli­quer le mot­to du philosophe Lieven De Cauter : « pes­simisme in de the­o­rie, opti­misme in de prak­tijk »7, pour à la fois rester vigilant.e.s à ce que Brux­elles reste le lieu unique, pré­cieux qu’elle est dev­enue sans être aveu­gle aux sin­istres injus­tices qui y sont com­mis­es, et pour con­tin­uer à la célébr­er et à y vivre, penser, créer, lut­ter sans nous égar­er ni dans le cynisme, ni dans la van­ité.


  1. Nous reprenons ici la gra­phie créée par le Kun­sten­fes­ti­valde­sarts en 2020. ↩︎
  2. Alter­na­tives théâ­trales col­la­bore depuis longtemps avec ces insti­tu­tions, et nous en prof­i­tons pour sig­naler qu’un grand for­mat sur le Rideau paraî­tra en mai 2021. ↩︎
  3. Voir l’entretien d’Isabelle Dumont avec Vin­ciane Despret dans notre numéro 129, Scènes de femmes, Écrire et créer au féminin. ↩︎
  4. Pour en savoir plus : Jean-Marie Piemme, Accents toniques Jour­nal de théâtre 1974 – 2017, Brux­elles : Alter­na­tives théâ­trales édi­tion, col­lec­tion alth, 2018. ↩︎
  5. Mylène Lau­zon a recueil­li les pro­pos de Camille Louis dans « Huit mots ten­dus chez Camille Louis », paru dans notre numéro 135, Philoscène. ↩︎
  6. Pour en savoir plus, un dossier de notre numéro 139, Nos Alter­na­tives, est con­sacré aux col­lec­tifs. L’extension numérique de ce numéro réu­nit neuf entre­tiens avec des col­lec­tifs (entre autres Gre­ta Koetz et Clin­ic Orgasm Soci­ety), disponibles sur notre blog. ↩︎
  7. « Le pes­simisme en théorie, l’optimisme en pra­tique. » ↩︎
Théâtre
Edito
13
Partager
Photo de Caroline Godart
Caroline Godart
Caroline Godart est dramaturge, autrice et enseignante. Elle accompagne des artistes de la scène tout...Plus d'info
Mylène Lauzon
Depuis 1998, Mylène Lauzon travaille avec des artistes de la scène en assumant différentes fonctions....Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements