Composé à huit mains depuis le Brésil et la France entre l’été 2020 et le printemps 2021, ce numéro a été imaginé pour la première fois en 2017. Même si à ce moment-là des signes de crise démocratique étaient déjà perceptibles au Brésil, nous ne pouvions pas imaginer que notre projet verrait le jour dans une période aussi terrible de son histoire, avec l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite de Jair Bolsonaro. Témoigner du théâtre brésilien est d’autant plus urgent dans ces temps où le gouvernement s’emploie, avec une violence et une rapidité ahurissantes, à détruire, y compris par la censure, toute possibilité de vie artistique.
Ce numéro cherche à dire ce qui traverse et agite actuellement une scène qui ne se limite pas, loin de là, aux pratiques développées à Rio de Janeiro ou à São Paulo, mais qui s’étend à l’ensemble d’un pays dont l’immensité et la diversité des territoires donnent la proportion de la pluralité de ses scènes – une envergure qu’il est bien sûr impossible d’embrasser complètement dans le cadre limité de ce numéro. Connus (d’Enrique Diaz à Christiane Jatahy en passant par Antônio Araújo ou la chorégraphe Lia Rodrigues) ou inconnus de notre côté de l’Atlantique, les artistes, œuvres et conditions de représentation et de création traités ici font apparaître certains états – marquants tout autant que révélateurs – de la scène brésilienne ainsi que la vitalité et l’inventivité qui la caractérisent.
Nombreux sont les spectacles mentionnés qui questionnent la construction historique du pays, qui affirment et réinventent des langages contre-hégémoniques et font exister sur le plateau des voix souvent passées sous silence, notamment celles des majorités réduites en minorités et les mouvements de décolonisation qui s’y rapportent. Ces œuvres donnent à voir d’autres représentations – d’autres scènes – du Brésil que celles attendues, imaginées, fantasmées.
Plus qu’un ensemble d’objets esthétiques, elles offrent des outils et des savoirs pour penser les « Brésils » et le monde d’aujourd’hui.
Au-delà de l’événement scénique, parler du théâtre brésilien c’est aussi considérer une manière de pratiquer le théâtre, caractérisée par le phénomène du théâtre de groupe, par le caractère collaboratif des processus de création, et par un attachement aux lieux et espaces occupés, transformés et « re-signifiés » par les artistes. Ce théâtre se caractérise également par un lien profond avec la recherche et l’éducation, socle sur lequel s’est fondé le développement des arts de la scène de ces quatre dernières décennies.
Les articles et les entretiens, les voix d’artistes, de critiques et de chercheurs que nous avons réunis dans ce numéro – aussi bien dans son volume imprimé que dans ses extensions numériques, conçus comme un seul et unique ensemble – donnent une résonance grave mais percutante aux théâtres d’un pays confronté à ses morts en même temps qu’au cynisme brutal de ses dirigeants. Ces pratiques nous inspirent le courage et la vitalité nécessaires pour tenir debout (dans un pays en marche arrière) afin que, dans le rétroviseur de nos sociétés, nous puissions voir à l’horizon d’autres possibles.