Entre soi ou réellement ensemble ? Sur la question de l’exclusion raciale 
dans les arts de la scène

Entretien
Edito

Entre soi ou réellement ensemble ? Sur la question de l’exclusion raciale 
dans les arts de la scène

Entretien avec 
Soraya Amrani et 
Luanda Casella.

Le 29 Déc 2020
Soraya Amrani. Photo Anne Nivet.
Soraya Amrani. Photo Anne Nivet.
Soraya Amrani. Photo Anne Nivet.
Soraya Amrani. Photo Anne Nivet.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Bruxelles, ce qui s'y trame
142

Nous devions nous retrou­ver à qua­tre autour d’un café pour par­ler de la sit­u­a­tion des artistes racisé.e.s en Bel­gique aujourd’hui, des deux côtés de la fron­tière lin­guis­tique, avec Luan­da Casel­la, per­formeuse et enseignante active dans le réseau fla­mand, et Soraya Amrani, jour­nal­iste cul­turelle fran­coph­o­ne. Mal­heureuse­ment, les forces con­juguées de l’épidémie, des enfants malades et des ennuis d’ordinateur emblé­ma­tiques de cette année 2020 ont eu rai­son de ce pro­jet. Nous avons donc mené deux entre­tiens séparés, artic­ulés autour de ques­tions com­munes : quelle est la sit­u­a­tion des artistes racisé.e.s aujourd’hui ? Com­ment cette sit­u­a­tion a‑t-elle évolué par rap­port au passé et com­ment la voyez-vous se trans­former dans le futur ? Com­ment la dis­crim­i­na­tion opère-t-elle dans les écoles d’art ? Ces deux entre­tiens se croisent, se répon­dent, et dressent un por­trait à la fois dif­fi­cile et riche d’enseignements sur le prob­lème du racisme, le manque de courage, et ce qui peut être fait pour y remédi­er.

Une étude poussée sur la ques­tion de la diver­sité dans les arts de la scène en Bel­gique fran­coph­o­ne est urgente. Les deux inter­ven­tions que nous pro­posons ici ne visent pas à pal­li­er à cette absence de chiffres ; plutôt Soraya Amrani et Luan­da Casel­la nous livrent deux témoignages per­son­nels faisant état des dif­fi­cultés qu’elles ont ren­con­trées – et ren­con­trent encore – en tant qu’artistes racisées en Bel­gique.

Le choix d’interroger une artiste active en Flan­dre et l’autre en Fédéra­tion Wal­lonie-Brux­elles était évi­dent : la cul­ture relève des com­pé­tences com­mu­nau­taires, et des dif­férences très mar­quées exis­tent à ce sujet entre le Nord et le Sud du pays. Des solu­tions exis­tent pour pal­li­er aux dis­crim­i­na­tions, à nous d’exiger qu’elles soient mis­es en place pour dépass­er enfin l’entre-soi qui règne si sou­vent dans les salles et sur les plateaux.

Soraya Amrani, qui êtes-vous ? 
Quelle est votre pra­tique ? 

Je suis née en France où j’ai passé mon enfance. Je suis arrivée à Brux­elles au début des années 1990. J’ai suivi une for­ma­tion en Inter­pré­ta­tion dra­ma­tique à l’INSAS, par la suite j’ai tra­vail­lé comme comé­di­enne. Au début des années 2000, je com­mence à boss­er en tant que jour­nal­iste cul­turelle pour la Pre­mière et Arte Bel­gique. Je bifurque par néces­sité. À l’époque, les oppor­tu­nités d’embauche sont assez minables. Comme pour tous les artistes me direz-vous. Pas tout à fait de mon point de vue. Entre les rôles de sœur/femme de ter­ror­iste, les débats inter­minables pour savoir quel type de voile on allait me met­tre sur la tête, les propo­si­tions scabreuses pleines de fan­tasmes ori­en­tal­isants et les fins de non-recevoir à cause de mon orig­ine, l’horizon était vrai­ment peu engageant. Quand j’y repense, c’était tout à fait « nor­mal » à l’époque de dire à une fille comme moi, qu’on n’imaginait pas un faciès comme le mien pour le rôle parce que con­fi­er un rôle à quelqu’un « comme moi » ça voulait dire quelque chose poli­tique­ment que l’on ne cher­chait pas for­cé­ment à dire. La neu­tral­ité était blanche et per­son­ne ne dis­cu­tait ça. Moi la pre­mière, en tout cas pas publique­ment. Quand j’y repense, je trou­ve ça affligeant, toutes les excus­es der­rière lesquelles on se cache sans doute encore pour exclure une par­tie d’entre nous des scènes. Après ces années de cast­ings assez pathé­tiques, j’ai com­mencé dans les médias. Quelques années plus tard, j’ai rejoint le Bro­coli Théâtre que j’ai quit­té fin des années 2000 pour repren­dre la direc­tion de la Charge du Rhinocéros, une struc­ture de production/diffusion théâtre et de coopéra­tion cul­turelle dont nous avons, à mon arrivée, réori­en­té l’activité autour du bassin méditer­ranéen et de l’Afrique sub­sa­hari­enne.

Est-ce que la place des non-blanc.he.s dans notre secteur a évolué ces dernières années ? 

Pour répon­dre fine­ment à la ques­tion, il faudrait men­er une enquête sci­en­tifique digne de ce nom, ce que je n’ai jamais fait. Je ne peux répon­dre à cette ques­tion que sur base d’un ressen­ti for­cé­ment sub­jec­tif et basé sur mon vécu. Et là je dirais que le chemin à par­courir est mal­heureuse­ment encore bien long ! 

En 2017, Alter­na­tives théâ­trales con­sacrait déjà un de ses numéros1 et une série de ren­con­tres à la diver­sité dans le milieu théâ­tral. J’ai assisté à la deux­ième ren­con­tre qui se déroulait à Brux­elles et comme trop sou­vent mal­heureuse­ment j’ai retrou­vé là les mêmes participant.e.s, celleux que l’on retrou­ve sou­vent lors de ce type d’événements et c’est une bonne chose, sauf que par ailleurs ce sont encore les mêmes qui ont bril­lé par leur absence, un peu comme si la ques­tion de la diver­sité ou plutôt d’absence de diver­sité ne con­cer­nait que celleux qui en subis­sent les effets. Cette absence, ce dés­in­térêt c’est déjà une part du prob­lème. Lors de cette ren­con­tre, on a ressas­sé les mêmes con­stats con­nus depuis longtemps. Ils ne sont pas ressas­sés par plaisir mais parce que dans les faits, ils ne sont que très peu suiv­is d’actions. Et devant toute cette inac­tion, la colère finit par mon­ter et avec elle un sen­ti­ment de frus­tra­tion. En tout cas, c’est ce que j’ai perçu lors de cette ren­con­tre. Qu’on ne s’y trompe pas, le prob­lème ça n’était pas la ren­con­tre en tant que telle, non, cette ren­con­tre a agi pour moi comme un révéla­teur et de ce point de vue-là je la trou­ve pré­cieuse, j’y repense sou­vent d’ailleurs. Mais glob­ale­ment, que ce soit sur les scènes, dans les publics ou au sein des insti­tu­tions, nos théâtres – même s’ils s’en défend­ent – ne bril­lent pas exacte­ment sur le ter­rain de la diver­sité. Aujourd’hui encore, excep­té lors de représen­ta­tions sco­laires, il m’arrive encore trop sou­vent d’être la seule per­son­ne de couleur dans la salle. Aujourd’hui encore, lorsque j’entre dans un théâtre c’est comme si je sor­tais momen­tané­ment de Brux­elles. Le décalage entre les vis­ages mul­ti­ples de cette ville et le pub­lic que je croise au théâtre est énorme. Comme s’il s’agissait de deux mon­des dif­férents, comme si aller au théâtre c’était pren­dre le temps d’une soirée un aller-retour pour un monde par­al­lèle. Je n’ai pas perçu ces dernières années de change­ment majeur et sig­ni­fi­catif à cet endroit-là et j’en suis bien triste.

Observez-vous des dif­férences entre les pra­tiques fla­man­des et fran­coph­o­nes à Brux­elles ?

Là encore je n’ai aucune réponse sci­en­tifique à don­ner, je par­lerai de mon expéri­ence per­son­nelle. Au sor­tir de l’INSAS, c’est côté fla­mand que j’ai con­nu ma pre­mière expéri­ence pro­fes­sion­nelle. Et plus large­ment c’est du côté fla­mand que les oppor­tu­nités les plus intéres­santes théâ­trale­ment (c’est-à-dire les moins clichées) sont venues. Je me sou­viens qu’à l’époque on se pas­sait le mot entre artistes non blanc.he.s. À telle enseigne que le jour où Jan Goossens a annon­cé son départ du KVS, j’ai le sou­venir d’un comé­di­en racisé paniqué et agité qui n’arrêtait de répéter en boucle : « Ça y est, c’est fini la belle vie ! Main­tenant quand on nous appellera, ce sera pour la Journée con­tre le racisme ou con­tre l’intolérance ou je ne sais quel machin qu’ils vont inven­ter pour nous cas­er ! » Cette seule sor­tie en dit long déjà. Je ne sais pas s’il a rai­son, mais cette réac­tion reflète assez bien un état d’esprit que je perçois depuis longtemps. Main­tenant, certain.e.s ont pu voir aus­si dans cette ouver­ture côté fla­mand un tra­vail de soft pow­er ou de lob­by­ing auprès de ce que l’on appelle les « com­mu­nautés » dans une cap­i­tale qui con­stitue un enjeu poli­tique de pre­mier ordre. Je n’ai pas d’avis là-dessus, mais s’agissant des planch­es, des publics et plus large­ment de la pro­gram­ma­tion, pour moi il n’y a pas pho­to ! Côté fran­coph­o­ne, j’entends encore si sou­vent la fameuse ren­gaine de l’« excel­lence » der­rière laque­lle on se cache pour mieux exclure. Un vieux pon­cif qui s’applique d’ailleurs tout aus­si per­ni­cieuse­ment aux femmes… Cer­taines direc­tions vont répon­dre qu’elles ne s’attachent aucune­ment au genre mais que c’est bel et bien la qual­ité, l’excellence qui guident leurs choix, comme si cette excel­lence était vierge de toute forme de biais. Qui déter­mine aujourd’hui ce qui relève ou non de l’excellence et qui mérite de se retrou­ver sur les planch­es ? Et sur base de quels critères ? Le regard que l’on pose sur les femmes ou les per­son­nes racisées est-il si objec­tif et neu­tre que ça ? 

Croyez-vous qu’il y a eu une influ­ence de Black Lives Mat­ter sur le secteur des arts de la scène ?

À voir. Mais ce qui se passe dans la société depuis quelques mois est réjouis­sant ! Après, il ne va pas fal­loir baiss­er la garde. Je tra­vail­lais dans un théâtre au moment où #MeToo a démar­ré et je me sou­viens de réflex­ions acerbes d’hommes qui expli­quaient, hilares, que c’était juste un mau­vais moment à pass­er avant que ces « gonzess­es » ne retour­nent au bercail et qu’on en revi­enne au busi­ness as usu­al. J’ai observé leur fébril­ité à mesure que le mou­ve­ment pre­nait de l’ampleur (à mon pro­pre éton­nement d’ailleurs). Mais il aura fal­lu des mois, des années de con­tes­ta­tion au niveau mon­di­al. Sur la ques­tion du racisme il en fau­dra autant. Il fau­dra surtout que ce racisme, comme la ques­tion de la par­ité, ne soit plus le com­bat des seules per­son­nes que l’on voudrait « con­cernées ». Et c’est ce qu’il y a de beau dans le mou­ve­ment BLM, et ce y com­pris en Bel­gique, on a assisté à des man­i­fs dans le pays qui réu­nis­saient des noirs, des gens de couleur et des blancs aus­si. Ce sur­saut-là a fait un bien immense. Et puis ce mou­ve­ment a per­mis aus­si d’exhumer un passé colo­nial enfoui et dont on mesure à quel point il est au mieux mal con­nu ou au pire totale­ment incon­nu de nom­bre de nos conci­toyens, par­fois même très éduqués. Le lien entre igno­rance du passé colo­nial et per­pé­tu­a­tion des stig­mates racistes aujourd’hui n’est plus à faire, mais on voit à quel point tout ce qui touche à la ques­tion colo­niale, ses sur­vivances dans l’espace pub­lic, dans le lan­gage reste « touchy » et réveille instan­ta­né­ment des débats houleux. BLM a per­mis de faire enten­dre dans ces débats trop sou­vent monop­o­lisés par les mêmes per­son­nes aux mêmes avis, des voix con­traires qui de mon point de vue con­tribuent à enrichir solide­ment les dis­cus­sions et à sec­ouer des cer­ti­tudes qui méri­tent sérieuse­ment d’être remis­es en ques­tion. Et s’agissant du secteur théâ­tral, j’ai vu com­ment certain.e.s artistes ont pu à cette occa­sion faire enten­dre leur voix sur la dif­fi­culté qui est la leur de trou­ver une place et d’échapper aujourd’hui encore à des stéréo­types fal­lac­i­eux dans les propo­si­tions artis­tiques qui leur sont faites, et par­fois à pire encore. 

Com­ment voyez-vous les choses évoluer dans le futur ?

Soraya Amrani.
Photo Anne Nivet.
Soraya Amrani. Pho­to Anne Nivet.

Franche­ment je suis mit­igée. Je sais les résis­tances qui sub­sis­tent encore dans le milieu mal­gré les tonnes de bonnes inten­tions et peut-être même à cause d’elles ! Mais #MeToo a réveil­lé un tel espoir ! Je vois aus­si à quel point une ville comme Brux­elles a changé soci­ologique­ment et je me demande jusqu’à quel point on peut faire du théâtre en dehors du monde qui nous entoure. Et ce monde-là pré­cisé­ment (s’agissant de Brux­elles) envoie telle­ment de sig­naux posi­tifs que je me sur­prends à y croire de nou­veau. Mais soyons clair.e.s, la sit­u­a­tion n’évoluera pas sans engage­ments quan­tifi­ables et objec­tivables et pas davan­tage sans une vision tout aus­si nette de l’étendue de la sit­u­a­tion d’injustice actuelle. Les nom­i­na­tions de Léa Drou­et2 et de Cathy Min Jung3, mais surtout leur engage­ment sur ce sujet, appor­tent une vraie éclair­cie pour peu qu’elles ne devi­en­nent pas deux petits arbres qui cachent mal une forêt qui serait rev­enue à la « nor­male ». Les direc­tions doivent, de mon point de vue sur cette ques­tion de la diver­sité, être éval­uées avec des critères objec­tivables, sans cela on n’en sor­ti­ra pas. Cer­taine­ment pas avec les mêmes éter­nels débats et des promess­es qui n’engagent que celleux qui y croient. Il est plus que temps de pass­er à l’action ! On n’a eu de cesse, ces 30 dernières années, de nous expli­quer que nous avions un prob­lème avec l’intégration sans jamais nous dire qui était respon­s­able de ce prob­lème, même si implicite­ment on nous le fai­sait bien com­pren­dre.

Moi je ne crois pas que nous ayons un problème de diversité, je pense que nous avons un problème d’entre-soi, et tant que l’on posera le problème dans de mauvais termes on n’en sortira pas. 

À quelles formes de dis­crim­i­na­tion les étudiant.e.s font-iels face dans les écoles d’art et à leur sor­tie ? 

C’est à nou­veau dif­fi­cile de par­ler pour les autres, per­son­nelle­ment je dois dire que j’ai eu pas mal de profs impec­ca­bles et ouverts. Pour autant engageaient-iels des acteur.rice.s issu.e.s de la diver­sité sur leurs pro­jets, aus­si sim­ple­ment qu’iels engageaient des blanc.he.s ? C’est une autre his­toire. Mais j’ai aus­si ren­con­tré des profs qui, con­sciem­ment ou incon­sciem­ment, pro­je­taient pas mal de stéréo­types et sou­vent de manière totale­ment détachée, dénuée de toute agres­siv­ité ou vio­lence que l’on asso­cie for­cé­ment à l’expression raciste. C’est la grande faille, on s’imagine que l’expression raciste est for­cé­ment éruc­tante, vio­lente et grossière, alors que pour ma part le racisme que j’ai pu ren­con­tr­er était le plus sou­vent sibyllin, par­fois même franche­ment cor­dial de la part de gens qui se vivaient par essence irréprochables, parce qu’artistes, donc for­cé­ment pro­gres­sistes, donc for­cé­ment human­istes. C’est le pire ! L’électeur.rice fron­tiste ou Vlaams Belang sait d’où iel par­le et assume. Je me suis sou­vent sen­tie bien dému­nie devant des interlocuteur.rice.s 
qui ne pre­naient pas un instant con­science de leur inca­pac­ité à inclure et donc d’une cer­taine façon de leur propen­sion à exclure. Exclure une par­tie de la pop­u­la­tion est-ce ce for­cé­ment une mar­que de racisme ? Le débat mérite d’être posé. 

On s’imagine que l’expression raciste est
for­cé­ment éruc­tante, vio­lente et grossière,
alors que pour ma part le racisme que j’ai
pu ren­con­tr­er était le plus sou­vent sibyllin,
par­fois même franche­ment cor­dial de la
part de gens qui se vivaient par essence
comme irréprochables.

Quel est l’état d’esprit aujourd’hui 
des artistes racisé.e.s à Brux­elles ?

Encore une fois, il est dif­fi­cile de par­ler pour d’autres. Ce que je peux dire c’est que la ques­tion du racisme au sein de ce milieu est au cœur de 100 % des dis­cus­sions que je peux avoir avec des artistes racisé.e.s aujourd’hui. On en par­le sans cesse, comme pour exor­cis­er. Il y a celleux qui ont abdiqué et ten­tent de trac­er leur voie en con­tour­nant les obsta­cles et puis celleux qui ne lâchent rien et qui con­sid­èrent même que ça fait par­tie de leur job d’artistes que de ne surtout pas lâch­er l’affaire à mesure qu’iels gag­nent en con­sid­éra­tion au sein du secteur. 

Luanda Casella, Short of Lying, création au KASK (Gand), juin 2016. Photo Maarten Geukens.
Luan­da Casel­la, Short of Lying, créa­tion au KASK (Gand), juin 2016. Pho­to Maarten Geukens.

Luan­da Casel­la, qui êtes-vous ? 
Quelle est votre pra­tique ? 

Je suis une artiste d’origine brésili­enne instal­lée en Bel­gique depuis 2006 et diplômée du KASK (Con­ser­va­toire Roy­al de Gand, ndlr) en « design autonome », une sec­tion mar­quée par une très grande lib­erté en ter­mes de recherche et de pra­tiques. Je suis aujourd’hui per­formeuse et enseignante. J’ai créé Short of Lying en 2018 au TAZ (The­ater aan Zee), pour lequel j’ai reçu le Sabam Jong The­ater­schri­jf­pri­js du TAZ. Je pré­pare aujourd’hui un autre spec­ta­cle, Killjoy Quiz, dont la pre­mière devait avoir lieu en octo­bre au NTGent mais a été reportée à avril 2021 à cause de la pandémie. 

La ques­tion fon­da­men­tale de mon tra­vail est la suiv­ante : « Com­ment par­venir à per­sis­ter, à vivre, sans un con­cept d’espoir qui vous aveu­gle ? » Je m’intéresse à la manière dont le lan­gage forme la réal­ité, car nous sommes des êtres de lan­gage qui com­pren­nent le monde par des moyens séman­tiques. Je veux décon­stru­ire les dif­férentes formes de vio­lence, les manières dont le lan­gage forme le monde et les com­bat­tre par les mots. Pour cela, j’analyse dif­férentes formes de dis­cours dans mes spec­ta­cles : textes lit­téraires, poé­tiques et théoriques, déc­la­ra­tions poli­tiques, médias tra­di­tion­nels, etc. 

Je veux remo­bilis­er leur puis­sance, leur vio­lence, pour en faire une énergie dirigée vers le futur. 

Short of Lying avait la forme d’un Ted Talk dans lequel je m’intéressais, à tra­vers le per­son­nage d’une nar­ra­trice manip­u­la­trice, à la manière dont le réc­it con­stru­it le dis­cours. Dans Killjoy Quiz, le.a spectateur.rice devient un.e lecteur.rice actif.ve, plongé.e dans un jeu télévisé qui vise, comme un roman, à se faire out­il d’observation du monde, dans ce cas pour observ­er ses pro­pres biais. 

Sur scène, six femmes racisées ; il y en aura sûre­ment pour dire qu’il s’agit là d’un effet de mode… En réal­ité, c’est de la soror­ité : elles parta­gent avec moi le pénible com­bat de devoir être plus intel­li­gentes pour être traitées avec respect, d’habiter un corps qui subit sans rai­son de nom­breuses formes de vio­lence. En d’autres ter­mes, nos corps noirs sur scène se théorisent eux-mêmes sur le plateau en met­tant les spectateur.rice.s face à leurs pro­pres préjugés. Toute­fois, le thème du pro­jet n’est pas celui de la race4 mais bien de la vio­lence du lan­gage. Il ne s’agit pas d’un spec­ta­cle didac­tique où je dirais quoi penser au pub­lic. Au lieu de ça, je lui présente des images inhab­ituelles : des femmes noires qui ne par­lent pas de rela­tions raciales, mais de livres, de la beauté des textes d’Octavia But­ler, d’économie, de décrois­sance ou encore du cli­mat. Je veux qu’elles soient vues comme des per­son­nes, pas comme des femmes racisées. 

Sur scène, six femmes racisées. Elles parta­gent avec moi le pénible com­bat de devoir être plus intel­li­gentes pour être traitées avec respect, d’habiter un corps qui subit sans rai­son de nom­breuses formes de vio­lence. Le thème du pro­jet n’est pas celui de la race mais bien de la vio­lence du lan­gage.

Il y a sur scène deux autri­ces for­mées à la tra­duc­tion, accom­pa­g­nées de trois jeunes chanteuses de jazz. His­torique­ment, devenir chanteuse de jazz était une des seules manières pour les femmes noires de s’extraire de leur posi­tion sub­or­don­née pour acquérir un autre statut. Les chanteuses dans mon spec­ta­cle sont héri­tières de ce passé mais leur sit­u­a­tion est moins dif­fi­cile et leur con­science poli­tique pro­fonde. Elles for­ment une sorte de chœur antique grec qui donne les points du quiz. 

Quant à moi, je suis la présen­ta­trice, la nar­ra­trice non fiable qui ne demande pas : « Êtes-vous mar­iée ? » comme c’est sou­vent le cas sur les plateaux de télévi­sion, mais qui pose plutôt des ques­tions met­tant mal à l’aise comme : « Êtes-vous queer ? » ou « Avez-vous subi un avorte­ment ?». Encore une fois, le but n’est pas d’être didac­tique, mais de con­tribuer à faire advenir un futur où les gens s’expriment.

Quel est, aujourd’hui, l’état d’esprit 
des artistes racisé.e.s ?

Les nou­velles, celles qu’on lit dans le jour­nal ou que l’on voit aux infor­ma­tions, sont dif­fi­ciles à sup­port­er, la mon­tée de l’extrême droite est ter­ri­fi­ante, il règne une forme de désil­lu­sion. Com­ment ne pas devenir cynique et pes­simiste, com­ment trou­ver des manières de vivre pour nous, nos enfants et nos étudiant.e.s ? Nous avons besoin d’équilibre dans nos vies. Je ne suis pas activiste, mais en tant qu’artiste je sais que je peux faire d’autres choses. Chan­tal Mouffe dis­ait récem­ment dans une con­férence que le sens com­mun n’est pas naturel mais tou­jours en con­struc­tion. Et c’est bien ça que peu­vent faire les artistes : tra­vailler avec des images et des lan­gages pour met­tre en péril les idées reçues. 

À quelles formes de dis­crim­i­na­tion les étudiant.e.s et professeur.e.s font-iels face dans les écoles d’art ? 

Je donne cours à la LUCA School of Arts dans les départe­ments d’architecture d’intérieur (Brux­elles et Gand) et de théâtre (Lou­vain) ; j’enseigne la lit­téra­ture et la rhé­torique et j’aide les étudiant.e.s à dévelop­per leurs pro­jets de fin d’études. Mes étudiant.e.s ont entre 17 et 22 ans, et iels sont bien plus politisé.e.s que nous quand nous étions étudiant.e.s. Ceci étant dit, il y a beau­coup de vio­lence sur les réseaux soci­aux et le rôle des par­ents et men­tors est extrême­ment impor­tant. Au niveau des insti­tu­tions, il est indé­ni­able qu’il y a plus de jus­tice qu’avant grâce au proces­sus de décoloni­sa­tion en cours et au nom­bre accru de femmes. Mais les dis­cus­sions que nous avons dans le corps enseignant à ces sujets restent sou­vent dif­fi­ciles. Par exem­ple, si une étu­di­ante noire fait son tra­vail de fin d’études sur les stat­ues de Léopold II et que pour présen­ter sa défense elle se retrou­ve face à un jury de huit hommes blancs, ça ne va pas. Mal­heureuse­ment du côté des pro­fesseurs, les répons­es son­nent trop sou­vent creux.

Des pro­fesseurs blancs et mas­culins diront qu’ils trait­ent tout le monde de la même façon, mais ils ne com­pren­nent claire­ment pas les enjeux et les dynamiques de pou­voir qui sont à l’œuvre.

Nous voyons des gens qui se pro­tè­gent les uns les autres dans ces posi­tions de priv­ilège, avec des phras­es comme : « On ne peut plus rien dire. » Le lan­gage, les arts peu­vent con­tribuer à chang­er le par­a­digme, et nos étudiant.e.s ont besoin de professeur.e.s qui sont réelle­ment en mesure de les com­pren­dre. Ce n’est pas seule­ment le cas des étudiant.e.s racisé.e.s. Par exem­ple, nous avons eu une étu­di­ante trans­genre en pleine tran­si­tion et j’ai moi-même com­mis des erreurs à son égard mal­gré ma bonne volon­té. 

Au niveau des étudiant.e.s blanc.he.s, on assiste à une vraie con­fronta­tion et on les voit inter­roger leur pro­pre blan­chité. Évidem­ment, cette remise en ques­tion a ses lim­ites, et la meilleure stratégie en tant que pro­fesseure est de pos­er des ques­tions, pas de les atta­quer. Il ne suf­fit pas de leur dire : « Vous n’avez pas le droit d’être raciste », mais de leur mon­tr­er en quoi leur tra­vail est prob­lé­ma­tique.

Luanda Casella, Short of Lying, création KASK à (Gand),
juin 2016. Photo Luanda Casella.
Luan­da Casel­la, Short of Lying, créa­tion KASK à (Gand), juin 2016. Pho­to Luan­da Casel­la.

Avez-vu les choses évoluer 
ces dernières années ? 

Cela fait une dizaine d’années que je fais du théâtre en Bel­gique et ma con­science de ces ques­tions a évolué au cours de cette péri­ode car j’ai beau­coup lu sur le sujet. En Flan­dre, on voit de plus en plus de per­son­nes racisées sur scène, aux­quelles on donne des bud­gets, et qui occu­pent des postes de pou­voir au sein des insti­tu­tions. Le change­ment est donc bien en marche : on voit des gens faire des efforts, s’investir et devenir de véri­ta­bles alliés. Je pense par ailleurs qu’il est impor­tant d’accepter les allié.e.s et de ne pas tomber dans le piège de la ségré­ga­tion, même si c’est par­fois dif­fi­cile. 

On a con­nu un moment décisif ces derniers mois : le regain de Black Lives Mat­ter a eu lieu alors que les gens étaient coincés chez eux à cause du con­fine­ment, et ils n’ont eu d’autre choix que d’assister à l’explosion de la vio­lence et de l’ignorance, et de con­stater à quel point nous étions inca­pables de pren­dre soin des plus vul­nérables d’entre nous. Il y a eu une vraie prise de con­science, les gens ont com­mencé à par­ler de blan­chité, à s’éduquer. C’est très rafraîchissant d’enfin pou­voir avoir ces con­ver­sa­tions, car ce n’était pas le cas aupar­a­vant. En même temps, cer­taines per­son­nes mon­trent leur vrai vis­age.

On voit des gens se dis­ant de gauche qui tien­nent des pro­pos racistes, en se récla­mant par exem­ple d’une approche « raison­née » qui, en réal­ité, nie la grav­ité de la sit­u­a­tion et la souf­france des per­son­nes racisées.

Ce sont typ­ique­ment des gens qui utilisent leur con­vic­tion d’être « quelqu’un de bien » quand iels débat­tent. Et ce sont exacte­ment ces gens-là que je veux faire bouger avec mon nou­veau spec­ta­cle. 

Le prob­lème en Bel­gique, c’est que l’histoire colo­niale est mécon­nue. Quand les gens pensent aux avancées sociales, iels les lient tout de suite à l’histoire du mou­ve­ment ouvri­er et social­iste, et c’est vrai que des choses remar­quables ont été accom­plies de ce côté-là. Mais iels ne se deman­dent jamais : « Com­ment a‑t-on pu le financer ? Com­ment la Bel­gique est-elle dev­enue riche ? D’où est venu l’argent ? » L’histoire colo­niale n’est pas enseignée dans les écoles, ou si peu, et c’est évidem­ment à l’école que la prise de con­science doit com­mencer. Mes enfants vont dans une école très ségréguée dans laque­lle il n’y pas un.e seul.e professeur.e racisé.e. Alors oui, c’est vrai qu’on leur apprend des his­toires d’Afrique, d’Inde et de Chine, mais sans le point de vue d’un.e instituteur.rice de couleur. La Bel­gique est un pays très ségrégué dans lequel les blanc.he.s et les racisé.e.s ne se ren­con­trent que très peu. On va au théâtre et presque tout le monde est blanc. Mais il n’y a pas de fatal­ité : same­di dernier, je suis allée au Beurss­chouw­burg et il y avait beau­coup de racisé.e.s, donc on voit bien que les choses changent vite quand un cen­tre d’art se préoc­cupe réelle­ment de ces ques­tions. C’est un tra­vail qui peut être fait.

Com­ment les insti­tu­tions (les théâtres 
et les instances sub­sid­i­antes) promeu­vent-elles ou dis­crim­i­nent-elles les artistes racisé.e.s ? 

Il y a de vrais efforts qui sont faits en Flan­dre. Le NTGent pro­duit toutes mes pièces, j’y suis artiste asso­ciée et je m’y sens respec­tée, nos rela­tions sont nour­ries par beau­coup de dia­logue. Je n’ai pas l’impression d’être la cau­tion noire, même si c’était une crainte que j’avais au début : je suis réelle­ment soutenue dans mon tra­vail, j’ai été aidée pour tous les prob­lèmes que j’ai ren­con­trés au cours du proces­sus de créa­tion, et on m’y donne l’opportunité d’inviter des artistes et d’organiser des con­férences. Je sens que j’ai vrai­ment une voix. 

Du côté fla­mand, il y a des plate­formes spé­ci­fique­ment des­tinées à soutenir les artistes racisé.e.s, comme par exem­ple la Mes­ti­zo Arts Plat­form, qui organ­ise des ses­sions où des artistes de couleur sont invité.e.s à mon­tr­er leur tra­vail face à des programmateur.rice.s de lieux pres­tigieux : le KVS, le Kaaithe­ater, le NTGent, le Toneel­huis, le Vooruit, etc. Il est bien évi­dent que si ces gens-là ne voient pas votre tra­vail, votre car­rière ne démar­rera jamais. Les insti­tu­tions utilisent égale­ment des sub­sides et le Tax Shel­ter pour pro­mou­voir des artistes racisé.e.s installé.e.s en Bel­gique. 

Com­ment voyez-vous les choses évoluer dans le futur ?

J’espère que nous pour­rons nous libér­er de l’illusion de la « révo­lu­tion mon­di­ale » ou de « l’effondrement mon­di­al » et con­tin­uer, débarrassé.e.s du désen­chante­ment, à accom­plir notre tra­vail quo­ti­di­en qui est d’être des rabat-joie (killjoys), œuvrant à con­stru­ire des imag­i­naires forts autour de ce qui est pos­si­ble !


  1. Alter­na­tives théâ­trales n° 133. Quelle diver­sité surles scènes européennes ?, numéro conçu et coor­don­né par Mar­tial Poir­son et Sylvie Mar­tin-Lah­mani. ↩︎
  2. Voir l’article de Lau­rie Bel­lan­ca p. 32. ↩︎
  3. Un entre­tien avec Cathy Min Jung, « Oser nom­mer les choses et sor­tir du poli­tique­ment cor­rect », est disponible sur le blog d’Alternatives théâ­trales. ↩︎
  4. L’entretien a eu lieu en anglais, langue dans laque­lle ce terme est com­muné­ment employé et n’a pas
    la con­no­ta­tion raciste qu’il a en français. ↩︎
Entretien
Edito
Soraya Amrani
Luanda Casella
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Photo de Caroline Godart
Caroline Godart
Caroline Godart est dramaturge, autrice et enseignante. Elle accompagne des artistes de la scène tout...Plus d'info
Mylène Lauzon
Depuis 1998, Mylène Lauzon travaille avec des artistes de la scène en assumant différentes fonctions....Plus d'info
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