Nous autres, les Barbares. Actes d’écoute et gestes de traduction de la Companhia Brasileira de Teatro

Compte rendu
Théâtre
Portrait

Nous autres, les Barbares. Actes d’écoute et gestes de traduction de la Companhia Brasileira de Teatro

Le 24 Juil 2021
Page précédente : Grace Passô dans Preto, Companhia Brasileira de Teatro, São Paulo : SESC Campo Lindo, 2017. Photo : Nana Moraes.
Page précédente : Grace Passô dans Preto, Companhia Brasileira de Teatro, São Paulo : SESC Campo Lindo, 2017. Photo : Nana Moraes.

A

rticle réservé aux abonné.es
Page précédente : Grace Passô dans Preto, Companhia Brasileira de Teatro, São Paulo : SESC Campo Lindo, 2017. Photo : Nana Moraes.
Page précédente : Grace Passô dans Preto, Companhia Brasileira de Teatro, São Paulo : SESC Campo Lindo, 2017. Photo : Nana Moraes.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 143 - Scènes du Brésil
143

Bar­barus hic ego sum qui (non) intel­lig­or ulli1

Seul m’ intéresse ce qui n’est pas mien.
Loi de l’homme. Loi de l’anthropophage.2

Échantillon 1

Deux corps au loin­tain, un homme et une femme, leur action con­siste à écouter leurs pro­pres voix off. Le pub­lic les voit en train d’écouter, il écoute aus­si. L’attention com­mune se tourne vers un dis­cours, celui de Chris­tiane Taubi­ra défen­dant le droit au mariage et à l’adoption pour les cou­ples homo­sex­uels. Il s’agit d’un mon­tage d’extraits de dis­cours pronon­cés par celle qui était alors Min­istre de la Jus­tice et enreg­istrés en por­tu­gais par les deux acteurs présents sur scène. L’assistance ne con­naît pas for­cé­ment le con­texte lég­is­latif français dans lequel ces paroles, occu­pant à présent l’assemblée théâ­trale, ont été pro­duites. Au cours de cet exer­ci­ce d’écoute col­lec­tive, la lumière s’éteint puis revient, éclairant la lente avancée des deux corps vers le pub­lic.
Brusque­ment, l’homme et la femme se cog­nent et s’embrassent, avec vivac­ité, dans une sorte d’étreinte prim­i­tiviste à la Picas­so. En fric­tion avec les mots, l’action du bais­er com­plex­i­fie celle d’écouter. Nad­ja Naira et Rodri­go Bolzan s’embrassent, pen­dant six min­utes, sans décrocher leur langue. De temps à autre, ils ouvrent les yeux et, du coin de l’œil, regar­dent le pub­lic. Une tri­an­gu­la­tion s’instaure, mali­cieuse­ment. Arrivés au bord du plateau, l’actrice et l’acteur se quit­tent des lèvres et, dans un élan d’affection et de joie, s’élancent dans le pub­lic, venant se heurter à chaque spec­ta­teur qui con­sen­ti­ra ou non au bais­er. L’effet de con­ta­gion a lieu : le pub­lic est embrassé. Une scène d’exposition bien par­ti­c­ulière. Une chan­son douce, mais non moins poli­tique, s’ajoute au dis­cours de Taubi­ra, le caresse. Quelques-uns recon­nais­sent la voix de la capver­di­enne Mayra Andrade chan­tant Dimokransa (sig­nifi­ant démoc­ra­tie en créole) dans une langue pas tou­jours com­préhen­si­ble, mêlant por­tu­gais et créole. Les réac­tions sont aus­si divers­es que le nom­bre de spec­ta­teurs présents dans la salle : du smack au roulage de pelle, du câlin aux baffes, des joues rouges aux cris enragés. Cer­tains expéri­mentent pour la pre­mière fois le fait d’embrasser un incon­nu ou quelqu’un du même sexe, d’autres préfèrent s’embrasser entre eux et rester en cou­ple. La vague de bais­ers envahit l’assistance, une expéri­ence à la durée vari­able selon l’humeur et la chaleur du soir et, lorsqu’elle s’en va, les acteurs retour­nent sur scène et repren­nent de vive voix la fin du dis­cours : Vous avez choisi de pro­test­er con­tre la recon­nais­sance des droits de ces cou­ples, cela ne con­cerne que vous. Nous sommes fiers de ce que nous faisons… Ce pro­jet de loi nous a amenés à penser à l’autre, à con­sen­tir à l’altérité. Penser à l’autre, dis­ait Emmanuel Lev­inas, ayant le souci irré­ductible de l’autre. C’est ce que nous avons fait tout au long de ce débat. Je vous en remer­cie.

Échantillon 2

Dites en langue espag­nole par l’acteur Rodri­go Bolzan et sous-titrées en por­tu­gais, les paroles de l’ex-président uruguayen Pepe Muji­ca, pronon­cées lors d’un dis­cours à l’ONU, occu­pent longue­ment la scène, exigeant du spec­ta­teur une écoute dédou­blée entre la com­préhen­sion sonore de l’espagnol, langue étrangère mais tout de même famil­ière pour un pub­lic brésilien, et la lec­ture du texte pro­jeté dans la langue mater­nelle de la plu­part des spec­ta­teurs. L’exercice est dense, les pro­pos de Muji­ca aus­si. Au bout de ce tun­nel ver­bal, le silence, comme un noir, sus­pend l’action : un temps d’aération se veut néces­saire. Sur­git alors face au pub­lic une actrice en robe de fête noire et aux épaules dénudées. C’est celle qui, depuis le début du spec­ta­cle, tente de par­ler avec des sons désar­tic­ulés, sans y arriv­er. Mais cette fois, elle s’adresse à l’assistance par le biais d’une par­ti­tion gestuelle, une sorte de choré­gra­phie dans laque­lle tout son corps s’engage avec pré­ci­sion et vivac­ité. Pen­dant qu’elle ges­tic­ule, ses lèvres bougent sans émet­tre de sons. Proche des spec­ta­teurs, elle les regarde dans les yeux, elle veut leur racon­ter quelque chose. Son effort est vis­i­ble. Face à elle, un pub­lic qui ne la com­prend pas. Cela dure suff­isam­ment longtemps pour que la gêne s’installe. Elle s’arrête. Elle met de l’encre rouge sur les paumes de ses mains. On entend une musique : Um Índio (L’ indigène) de Cae­tano Veloso, chan­tée par Maria Bethâ­nia. Le morceau, un clas­sique de la Músi­ca Pop­u­lar Brasileira, fait appel à la mémoire col­lec­tive et affec­tive de la salle.
L’actrice, Gio­vana Soar, reprend sa par­ti­tion du début. On com­prend main­tenant qu’elle traduit, en langue des signes brésili­enne, les paroles de la chan­son. À chaque fois qu’une de ses mains touche sa peau, une nou­velle tache rouge s’ajoute à son vis­age, son cou, ses épaules. Les larmes coulent – par­ti­tion liq­uide imprévis­i­ble selon les soirs –, le rouge s’étale, le maquil­lage saigne. Ce qu’on voit trans­forme ce qu’on entend et l’on écoute autrement la célèbre chan­son.
Au fur et à mesure que les gestes, aupar­a­vant incom­préhen­si­bles, en déplient les sens les plus pro­fonds et que les spec­ta­teurs recon­nais­sent ce qui est dit en langue des signes, un soulage­ment se pro­duit : l’écoute se traduit en émo­tion. Cathar­sis sans drame.
Ces deux morceaux, pour ain­si dire anthologiques, de PROJETO bRASIL (PROJET bRÉSIL, 2015) témoignent de la démarche de la Com­pan­hia Brasileira de Teatro, un groupe dont la tra­jec­toire rend compte, de manière presque emblé­ma­tique, du vif élan de réin­ven­tion dra­maturgique que con­naît la scène brésili­enne con­tem­po­raine. Créée en 2000, la com­pag­nie – basée à Curiti­ba, mais tra­vail­lant dans plusieurs villes brésili­ennes ain­si qu’à l’étranger – est con­sti­tuée, dans son noy­au dur, de son fon­da­teur Mar­cio Abreu (dra­maturge, met­teur en scène), Nad­ja Naira (créa­trice lumière et actrice), Gio­vana Soar (actrice et tra­duc­trice), Cas­sia Dam­a­s­ceno (actrice et admin­is­tra­trice) et José Maria (pro­duc­teur).

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Compte rendu
Théâtre
Portrait
Marcio Abreu
5
Partager
Maria Clara Ferrer
Maria Clara Ferrer est metteure en scène, dramaturge, traductrice et enseignante-chercheuse au sein du Département...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements