La première « rencontre » de Bernard-Marie Koltès avec le criminel qui lui a inspiré le personnage central de sa pièce remonte au début de 1988, dans le métro parisien. Un avis de recherche comportant quatre photos de Roberto Succo. Chacune montrait un visage tellement différent qu’il fallait y regarder à plusieurs fois pour s’apercevoir qu’il s’agissait du même garçon. Koltès a été frappé par ces portraits, par la beauté du visage changeant que certains offraient. Plus tard, dans un journal télévisé, il a vu un extrait du « show » sur les toits de la prison de Trévise. Arrêté la veille, Roberto Succo avait réussi, au cours d’une promenade, à échapper un instant à ses gardiens, bondissant sur un petit abri qu’il avait escaladé pour se retrouver sur les toits. Plus d’une heure durant il s’était adressé aux journalistes présents, avait lancé des tuiles sur les voitures des gardiens et entrepris de se déshabiller. Il avait poursuivi son improvisation suspendu à un câble électrique, qu’il avait fini par lâcher. Venait alors la chute.
Ce qui a touché Koltès, dans ces images, c’était à nouveau la beauté du garçon, et la dimension purement théâtrale que pouvait avoir la situation. C’est ainsi qu’il a commencé à écrire, après avoir lu quelques coupures de presse. De mon côté, j’étais déjà en train de travailler sur l’histoire de Succo. J’ai proposé à Koltès de le rencontrer. Il était très enthousiaste. Nous avons passé un long après-midi à parler de cette passion commune. À l’évidence, nous ne poursuivions pas du tout la même démarche. Tandis que je m’attachais à reconstituer, avec l’obstination d’une fourmi, l’itinéraire réel de Succo, Koltès, lui, avait complètement intégré le personnage. Le plus troublant est qu’il était parvenu à une extraordinaire connaissance intuitive de Succo et à des conclusions psychologiques qui étaient assez proches d’une certaine vérité. Sans emprunter les mêmes chemins, donc, nous arrivions à nous rejoindre. Mais je crois que la réalité noire de Succo, ce qui faisait de lui un tueur à part, sa froideur totale à l’occasion des crimes qu’il avait commis, la folie infernale qui pouvait l’habiter, l’incarnation du mal absolu qu’il représentait, n’intéressaient pas Koltès. Au fond, peu lui importait qu’il ait été un assassin. Il était fasciné jusqu’à l’identification. Peut-être était-il déjà au-delà de la monstruosité.
Nous nous sommes revus et je lui ai donné quelques informations supplémentaires. Je lui ai raconté comment la jeune fille qui avait permis d’identifier Succo l’avait d’abord désigné sous le nom de « Juce ». Qu’ensuite, elle s’était rappelé que « Succo » signifiait « jus (de fruit)» en italien, d’où sa confusion. Les journalistes, qui ne connaissaient d’ailleurs pas cet épisode, avaient écrit tantôt « Succo », tantôt « Zucco ». Koltès prenait des notes sur des petits bouts de papier. Je lui ai rapporté d’autres détails de ce genre et lui ai fait écouter un enregistrement supposé être la voix de Succo, qui disait : « Être ou ne pas être. Ça, c’est ce problème. Je crois que… Il n’y a pas de mots, il n’y a rien à dire. (…) Bon, un an, cent ans, c’est pareil. Tôt ou tard, on doit tous mourir. Tous. Et ça… ça fait chanter les oiseaux, les oiseaux, ça fait chanter les abeilles, ça fait rire les oiseaux. »
A cause de la maladie de Koltès, j’avais hésité à lui faire entendre ce monologue désespéré. Mais c’était une sorte de confirmation du personnage que lui pressentait. En le découvrant, il a été bouleversé. Quelque temps après, il m’a envoyé son texte avec un petit mot d’accompagnement où il était question de « l’importance » de ce document. Effectivement, il l’avait en partie glissé dans la scène VIII, intitulée « Juste avant de mourir ». Koltès me disait aussi qu’au moment de m’envoyer cet exemplaire, il se trouvait « entre deux grands voyages ». J’ai voulu l’appeler pour parler de sa pièce. Il était déjà mort.
Pascale Froment est journaliste, auteur du livre JE TE TUE. HISTOIRE VRAIE DE ROBERTO Succo ASSASSIN SANS RAISON publié aux Éditions Gallimard, Collection Au vif du sujet, 1991.