Pièces au dossier

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Le 17 Sep 1995

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C’est un peu comme l’homme qui a per­du
son ombre : c’est qu’il est devenu
trans­par­ent à la lumière qui le tra­verse, ou
bien qu’il est éclairé de tous côtés,
sur­ex­posé sans défense à toutes les sortes
de lumière. Nous sommes ain­si illu­minés de
tous côtés par les tech­niques, par les
images, par l’in­for­ma­tion, sans pou­voir
réfrac­ter cette lumière et nous sommes
voués à une activ­ité blanche, à une
social­ité blanche, au blanchi­ment du corps
comme de l’ar­gent, du cerveau et de la
mémoire, à l’asep­sie totale.

Bau­drillard

Sig­nale­ment

Rober­to Zuc­co est une créa­ture poé­tique. Il ressem­ble à Peter Schlemihl, l’homme sans ombre. Trans­par­ent et opaque à la fois, souter­rain, puis aveuglant sous les pro­jecteurs.

Rober­to Zuc­co, avec sa for­mi­da­ble énergie de « force-né », est une créa­ture cos­mique. Il rap­pelle les lois de l’en­tropie : dégra­da­tion de l’én­ergie, dégra­da­tion de l’or­dre, dégra­da­tion de l’or­gan­i­sa­tion, proces­sus irréversible.

Rober­to Zuc­co est une créa­ture philosophique. Il ressem­ble à l’hy­pothèse de Bau­drillard : « Peut-être y a‑t-il dans tout sys­tème, dans tout indi­vidu, la pul­sion secrète de se débar­rass­er de sa pro­pre idée, de sa pro­pre essence, pour pou­voir pro­lifér­er dans tous les sens, s’ex­trapol­er dans toutes les direc­tions ? Toute chose qui perd son idée est comme un homme qui perd son ombre — elle tombe dans un délire où elle se perd. »

Rober­to Suc­co est un homme pub­lie de notre société occi­den­tale con­tem­po­raine. S’il com­mence sa vie publique comme une force cen­trifuge, tuant à l’ex­térieur, il la finit en implo­sion mis­érable, se tuant lui-même, la tête dans un sac de plas­tique. Entretemps, il se con­fesse secrète­ment à des ban­des mag­né­tiques ou s’au­to­proclame demi-dieu face au soleil. Le soleil, juste­ment qui révèle son ter­ri­ble secret et annonce sa fin.

Dire que Rober­to Suc­co est un schiz­o­phrène ne sert plus à rien dans nos noso­gra­phies. Ce sont les poètes qu’il faut désor­mais con­vo­quer. Le « Je suis une force qui va ! » de Her­nani nous souf­fle le sens.

Trans­fert de com­pé­tences

En 1836, quand Pierre Riv­ière assas­sine sa mère, sa sœur et son frère, ce sont les médecins et les hommes de loi qui s’in­ter­ro­gent sur son cas, les psy­chi­a­tres Esquirol et Orfi­la, l’av­o­cat Berthauld. En 1988, quand Rober­to Suc­co assas­sine son père et sa mère et un cer­tain nom­bre d’autres per­son­nes humaines, ceux qui s’emparent de l’his­toire sont les jour­nal­istes et les hommes de théâtre, Paris-Match et ses chocs, Libé et ses coquet­ter­ies, Koltès et ses voy­ous, Stein et ses com­bats. C’est-à-dire les curieux et les amoureux, « les artistes ».

Entre les deux, au milieu du XXe siè­cle, un pro­gram- me de tran­si­tion : la con­fig­u­ra­tion tri­an­gu­laire Sœurs Papin-Lacan-Genet (1933 – 1947) puis le genre lit­téraire de la non fic­tion nov­el avec Tru­man Capote racon­tant la véridique his­toire de Per­ry et Dick assas­si­nant de sang-froid une sage famille du Kansas (1959).

En env­i­ron 150 ans, le trans­fert de « com­pé­tences » est patent. Devant Rober­to Suc­co, les hommes de sci­ence pren­nent l’air enten­du de ceux qui en savent long, les auteurs de polar, mine de rien, font dans la fuite auto­bi­ographique. Les artistes entrent en piste. Comme si la société occi­den­tale avait ter­miné sa crise de crois­sance pos­i­tiviste, ain­si que ses inves­ti­ga­tions lit­téraires (des généalo­gies de Thomas Mann aux théories cri­tiques de l’É­cole de Franc­fort), et était par­v­enue au stade ter­mi­nal, celui de l’esthé­tique — là où déclar­ent for­fait la morale et la méta­physique.

Asso­ci­a­tion de mal­fai­teurs

N’y aurait-il pas des humains dont le rôle dra­maturgique dans la pièce sociale serait d’être — fig­u­rants mais essen­tiels — des symp­tômes ? Suc­co ou Per­ry ressem­blent à notre monde, en sont les symp­tômes, comme Riv­ière était le symp­tôme des années 1830. Des symp­tômes, c’est-à-dire des témoins et des « mouchards ». Des feux de détresse… « Cer­tains acceptent de mourir et de tuer, pour que dans l’im­mo­bil­ité mortelle, quelque chose arrive, se mette à vivre, à bouger, à ques­tion­ner, à déranger. L’événe­ment est lib­erté. Il tranche comme une lame, ébran­le, déjoue et prend à revers toute espèce d’in­sti­tu­tion »1. Ces humains dénon­cent, aujour­d’hui, comme le plus grand péril pour l’e­spèce, l’épidémie de con­sen­sus, la perte d’i­den­tité dans la promis­cuité et la pro­liféra­tion des réseaux2. Comme ils dénonçaient, après Ther­mi­dor et les guer­res napoléoni­ennes, l’étri­page et sa banal­i­sa­tion : tout pou­vait arriv­er puisque tout était arrivé3.

Ils ont en com­mun la soli­tude, l’er­rance, l’ex­al­ta­tion. Et de désir­er s’en expli­quer. Et d’ac­cepter leur rôle avec quelque chose qui pour­rait ressem­bler à de la fierté. C’est Per­ry, pas un voy­ou ordi­naire mais un « tueur naturel, cette per­le rare ». C’est Suc­co « apparem­ment nor­mal mais inséré dans un cadre irréel », cla­mant : « Je suis un tueur. Mon méti­er est de tuer des gens !». 

Ils acceptent leur rôle. Sans mobile appar­ent, à bout de souf­fle, de sang froid, ils acceptent leur équipée sauvage, avec plus rien à per­dre. « Ils ont l’air plutôt pri­maire ». « Ils ressem­blent à des hommes des bois ». « Ils claque­nt des dents et trem­blent de tous leurs mem­bres ». « Ils sont ter­ror­isés par ce qu’ils sont en train de faire ». Les met­teurs en ordre de la vie, les nar­ra­teurs : hommes de sci­ences, hommes de loi, hommes de plume, hommes de théâtre ont pro­mul­gué un nou­v­el organ­i­gramme. Comme la vic­time trou­ve tou­jours son assas­sin, il est nor­mal qu’ils aient trou­vé leurs nou­veaux cast­ings. On dit que l’in­di­vidu revient. Et revi­en­nent avec lui ses par­o­dies cheap, assor­ties aux séries B télé­so­ciales. Au début, pour faire du sens, il y eut le héros, puis l’homme quel­conque au temps des larges mass­es. Aujour­d’hui, c’est l’homme atyp­ique, celui de la marge de la courbe sta­tis­tique de Gauss, qui racon­te le mieux notre his­toire sans his­toire.

Quel indi­vidu donc ? De quelle « pop­u­la­tion » ? L’homme au treil­lis hurle sur le toit de sa prison : « Et main­tenant messieurs vous allez voir com­ment font les héros ! ». Comme le paysan de 1835 hési­tait longtemps à accom­plir ses crimes en habits du dimanche. De la théâ­tral­ité ras­sur­ante du rite à celle inquié­tante de la représen­ta­tion, les faits divers suiv­ent l’his­toire du théâtre. A moins que ce ne soit l’in­verse.

Ele­ment of crime

Mais le fait est là, et il ne peut qu’avoir du sens. Le Zuc­co de Koltès est une trans­fig­u­ra­tion du vrai. Il y a un ordre nar­ratif à ses meurtres : d’abord le père — et la mère — puis l’in­specteur, puis l’en­fant « inno­cent ». Du meurtre sym­bol­ique au meurtre « poli­tique » au meurtre gra­tu­it et spec­tac­u­laire, il accom­plit un itinéraire qui reprend les grandes hypothès­es du siè­cle, dis­ons en gros : Freud, Rava­chol, Jacques Vaché. Et il est soudain aveuglant que c’est celui qui, du savant et du poli­tique, mène au poète. Con­stat ou pro­fes­sion de foi ? Koltès est mort pré­maturé­ment, nous ne saurons jamais vrai­ment sa « méth­ode » exis­ten­tielle même si nous avons quelques idées sur les ter­ri­toires de sa mar­gina-lité. Et quelques soupçons sur ses mes­sages de « voy­ant ». Aujour­d’hui s’en­tremê­lent plus que jamais les mots et les choses, le réel et l’imag­i­naire, la chair et tous les livres. Et, mal­gré les efforts de résis­tance de la rai­son, la scène et la salle sans plus aucune fos­se d’orchestre. La sit­u­a­tion est explo­sive, notre brave nou­veau monde aux mains des « ter­ror­istes ».

Le texte était un élé­ment du crime pour Pierre Riv­ière. Le spec­ta­cle était un élé­ment du crime pour Rober­to Zuc­co. Le spec­ta­cle est un élé­ment de quel crime pour Peter Stein ?

L’a­van­tage pro­vi­soire du mot : frère, sur tout autre mot désig­nant ce qui lie quelqu’un à quelqu’un, c’est qu’il est dépourvu de toute sen­ti­men­tal­ité, de toute affec­tiv­ité ; ou, en tous les cas, on peut facile­ment l’en débar­rass­er. Il peut être dur, agres­sif, fatal, presque dit avec regret. Et puis, il sug­gère l’ir­réversibil­ité et le sang (pas le sang des rois, des familles ou des races, celui qui est tran­quille­ment enfer­mé dans le corps et qui n’a pas plus de sens ni de couleur ni de prix que l’estom­ac ou la moelle épinière, mais celui qui sèche sur le trot­toir).

(« Le pêle-mêle de Bernard-Marie Koltès »)

  1. dis­ent Jean-Pierre Peter et Jeanne Favret à pro­pos de Pierre Riv­ière. ↩︎
  2. dit Bau­drillard dans LA TRANSPARENCE DU MAL, Galilée, 1990. ↩︎
  3. Ibi­dem. ↩︎

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