Le dernier film de kung-fu.
La première fois, je suis sorti du DERNIER DRAGON ravi et excité, parce que j’aime bien les bons films de kung-fu. La seconde fois que je l’ai vu, j’ai vu un film étrange sur les Noirs et les Chinois à New-York — et c’est une évidence dont j’aurais pu me rendre compte plus tôt puisque, dans l’immense salle, bondée, de la Quarante-deuxième rue où je l’avais vu, le public, moitié noir et moitié chinois, hurlait, applaudissait et se levait tout ensemble. La troisième fois, tranquillement, je me suis laissé éblouir par l’intelligence du montage. La quatrième, j’ai enfin compris que c’était un film sur les films de kung-fu. Et la cinquième fois, je suis sorti du cinéma inconsolable, par- ce que j’avais le sentiment qu’étant tout cela, le film de kung-fu ne pourrait plus ignorer qu’on avait parlé de lui, qu’il en perdrait sa virginité et que, le genre n’étant peut-être pas viable hors de la virginité, LE DERNIER DRAGON serait peut-être le dernier film de kung-fu.
Un garçon arrive presque au niveau suprême de son art ; il est doux et pacifique, et lancé dans la vie par son Maître qui lui dit qu’il découvrira seul le degré suprême. Ce garçon va se trouver face à deux ennemis : le premier, le principal, est son rival technique en art martial, mais cruel et vaniteux ; le second est un méchant de bande dessinée, auquel il s’opposera à cause d’une chanteuse de variétés. Il battra d’abord les sbires de celui-ci, puis écrasera son rival, parce que le kung-fu n’est pas un art de méchants. Et, tout à la fin, il triomphera même du pire adversaire du kung-fu-man : l’arme à feu. Si on ne donne ni le lieu où elle se déroule, ni la race des protagonistes, ni leurs caractères, ni le ton avec lequel on raconte cela, l’histoire est un peu le prototype des histoires des films de kung-fu. Et puis arrive l’étrangeté.
« Fortune cookie and Chocolate cookie ».
Leroy Green, le héros, a la peau noire et les cheveux crépus ; ce pourrait être donc le premier bon film de kung-fu noir. Une bonne partie de l’aventure se déroulant à Chinatown, à New-York, on aurait pu se trouver devant un scénario bien équilibré pour plaire aux Noirs et aux Chinois. LE DERNIER DRAGON, d’ailleurs, plaît aux Noirs et aux Chinois. Mais pas à cause de l’équilibre.
Leroy Green, héros noir admirateur d’un héros chinois, tranquillement, sans violence, sans raisonnement, mais absolu- ment, rejette l’image du Noir ; il s’habille d’une tunique de soie, mange avec des baguettes et salue par une révérence en joignant les mains. De leur côté, les habitants de Chinatown parlent anglais avec l’accent de Harlem, dansent dans la rue sur la musique funky, et s’appellent « Brother » en se tapant sur les mains.
La confusion est totale lorsque Leroy se « déguise » en Noir pour s’introduire chez les Chinois. Plus personne ne ressemble à rien, on mélange tout, et quand on demande à Leroy de jouer aux dés « comme les frères de Harlem », il joue à la marelle, et on s’étonne à peine.
Le puceau, le petit frère et le vendeur de pizzas.
Leroy a un petit frère qui a honte de lui ; il le traite de « Fortune cookie », de petit gâteau chinois. Il se moque de la virginité de son aîné — virginité que Leroy parviendra à garder, comme le film lui-même, jusqu’au bout de l’aventure, et c’est un tour de force autant pour lui que pour le film. Le petit frère s’habille comme un blackie, drague les filles comme s’il était aussi grand qu’elles, et explique à son frère qu’il serait temps pour lui d’apprendre comment on fait.
Dans une couvée de poule, le canard est toujours le petit dernier, auquel)e père répète : ressemble à ton aîné, comme pour Cal dans A L’EST D’EDEN.Dans cette couvée-ci, l’anormal se trouve être l’aîné, et il semblerait naturel de lui dire : regarde ton petit frère, essaie de faire comme lui. Le petit frère, d’ailleurs, ne s’en prive pas. Quant au père, lui, il ne dit rien et ne peut rien dire, ni à l’un, ni à l’autre : il n’est, lui, ni Chinois, ni de Harlem ; habillé aux couleurs italiennes, il vend des pizzas avec un accent du Sud. Dans toute cette bizarrerie, à quelle racine mystérieuse Leroy doit-il sa sérénité ?