La peur des coups ou les lois de la circulation

La peur des coups ou les lois de la circulation

Le 11 Sep 1995

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Je ne suis pas de ceux qui traî­nent seuls dans les rues et qui se font agress­er par les voy­ous.

LE RETOUR AU DÉSERT

Rien de plus ténébreux, en défini­tive, que l’é­trange trans­ac­tion définie par Koltès en tête de DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON sous le terme de « deal ». Traf­ic inavouable, sans équiv­a­lent homo­logué dans la langue française et qui emprunte la métaphore com­mer­ciale comme forme à la fois la plus prim­i­tive et la plus com­plexe de l’échange. Le mot fait appel aux mêmes gen­res de valeurs que la notion de « l’hon­neur » dans le théâtre de Corneille. Il trace la même ligne de partage entre les lâch­es et les héros, les bour­reaux et les vic­times et nul ne peut s’y dérober. Comme le duel cornélien, le deal est le moment d’af­fron­te­ment décisif où se révèle la trempe des per­son­nages et la trame de leur des­tin.

Le face à face

DANS LA SOLITUDE com­bine avec vir­tu­osité les divers­es accep­tions du mot et ses enjeux philosophiques.

Le Deal­er s’ap­par­ente en pre­mier lieu au com­merçant dont il dévoile les pra­tiques sous l’aspect car­i­cat­ur­al du ban­ditisme organ­isé. Qu’il s’embusque dans l’om­bre, ou qu’il sur­gisse du dehors, comme dans QUAI OUEST, l’homme d’af­faires sus­cite une méfi­ance légitime : est-il gen­darme, est-il voleur ? Quel désir incon­nu vient-il combler ou réprimer par sa présence ? Il ne tolère aucun refus qui men­ac­erait sa fonc­tion, annulerait sa rai­son d’être, « comme des points de sus- pen­sion au milieu d’une phrase ». Les tirades se répon­dent du tac au tac, comme des cou­plets de vaude­ville. Le Deal­er doit sur­mon­ter la per­ver­sion du Client qui cherche son plai- sir dans la con­tra­dic­tion au lieu de le trou­ver dans l’échange.

Du com­mer­cial à l’éro­tique, la tran­si­tion est immé­di­ate. Sous cou­vert de négoce, un puis­sant marie offre ses ser­vices à une vierge mélan­col­ique qui s’en­veloppe de pudeur. Mais la chasteté ne s’emmitoufle que pour mieux être mise à nu. La jouis­sance de la brute est de lever les inter­dits, de débus­quer le trou­ble sous les ater­moiements de la coquette, d’oblig­er le désir à se nom­mer, avec la pré­ci­sion chirur­gi­cale d’un per­son­nage de Mari­vaux. Le Deal­er fait office de ra- bat­teur : il trans­forme la répul­sion qu’il inspire en fas­ci­na­tion pour l’ob­scur.

Plus le désir est infor­mu­la­ble, plus il sol­licite l’aveu. Entre le Deal­er et son patient s’en­gage bien­tôt une rela­tion de type ana­ly­tique. Le Client a beau vouloir rester sur les hau­teurs, ne pas dévi­er de la ligne droite, fer­mer les yeux, une attrac­tion irré­sistible l’en­traîne vers les bas-fonds, le cloue au sol et inflé­chit la courbe de sa tra­jec­toire. Il se perd dans son labyrinthe intérieur, remâche des sou­venirs refoulés. li se voudrait trans­par­ent comme le verre d’eau, mais le
regard de l’in­ter­locu­teur fait remon­ter la boue. C’est lui finale­ment qui doit vider son sac et étaler sa marchan­dise sous l’œil impa­vide du guet­teur qui le pousse jusque dans ses retranche­ments :

« Devant le mys­tère, il con­vient de s’ou­vrir et de se dévoil­er tout entier, afin de forcer le mys­tère à se dévoil­er à son tour ».

La con­fronta­tion des deux hommes fait irré­sistible­ment penser au sur­gisse­ment de l’Autre dans la con­science de soi, dans la PHÉNOMÉNOLOGIE de Hegel :

« Un indi­vidu sur­git face à face avec un autre indi­vidu ».

Pour s’af­firmer comme essence indépen­dante de la matéri­al­ité des choses, Je doit ris­quer sa pro­pre vie en menaçant celle de l’autre. La quête de la recon­nais­sance de soi aboutit à la lutte à mort.

« Deux hommes qui se ren­con­trent n’ont pas d’autre choix que de se frap­per avec la vio­lence de l’en­ne­mi ou la douceur de la fra­ter­nité ».

Tout l’in­térêt de la démon­stra­tion est dans le ren­verse­ment per­pétuel qui mène inéluctable­ment du refus au con­sen­te­ment, du calme à la colère, de la peur à la provo­ca­tion. La lenteur du Deal­er, sa feinte humil­ité, sa bon­homie fonc­tion­nent comme un piège. C’est un jeu de rôles tout prêt à s’in­vers­er :

Méfiez-vous du marc­hand.
Méfiez-vous du client.

Le Deal­er est un péd­a­gogue. Sa mis­sion est d’ex­pli­quer le genre d’oblig­a­tion qui lie le créanci­er au débi­teur. Qu’en­seigne-t-il à coups de taloches, comme un père à son fils, sinon la fatal­ité du com­merce, la loi de la cir­cu­la­tion :

« Il est obscène de don­ner et obscène d’ac­cepter que l’on vous donne gra­tu­ite­ment ».

La mise en scène de Chéreau respecte par­faite­ment l’am­bi­gu­i­té de la dernière réplique. Quand la bagarre com­mence, le match a déjà eu lieu, le sang a coulé, l’échange est accom­pli.

Le sexe des anges

LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS est une pre­mière ébauche de cette crise de lan­gage où le héros koltésien tente de sor­tir de l’im­passe du solip­sisme en affir­mant son droit à l’ex­is­tence, à la dif­férence et à l’amour. Con­fes­sion imag­i­naire dans un espace utopique — l’oa­sis d’une cham­bre, un car- ré d’herbe dans le désert — avec un des­ti­nataire qui se dérobe. La parole est une agres­sion. Pour être recev­able, la de- mande doit se dis­simuler sous l’of­fre, la pau­vreté sous le sophisme (« ce n’est pas tou­jours celui qui abor­de qui est le plus faible »). L’é­tranger ne réclame pas l’aumône (« ni feu, ni cig­a­rette, cama­rade, ni argent, pour que tu partes après !») ; c’est lui qui invite, qui offre un café, sa pro­tec­tion, un remède à la mis­ère uni­verselle (l’al­liance inter­na­tionale des paumés). Ver­tig­ineux tourni­quet d’his­toires qui tâche de con­jur­er la soli­tude inex­orable, de retarder le temps, d’in­ter­rompre l’hé­mor­ragie du sens :

« Je ne bougerai plus … Je veux m’ex­pli­quer une bonne fois … Je veux gueuler … »

L’ex­péri­ence du monde est mal­heureuse. Sans argent, sans tra­vail, sans cham­bre, l’é­tranger ne peut même pas revendi­quer ce qui le con­stitue, trans­former son exclu­sion en pri­va­tion volon­taire (« L’u­sine, moi, jamais ! »). Il est pour­chas­sé, traqué, démé­nagé, poussé au cul par toutes les insti­tu­tions — poli­tiques, syn­di­cales, tech­niques — qui s’ef­for­cent d’en­rôler les réfrac­taires, de lim­iter les espaces de lib­erté. Le monde entier sem­ble être passé du côté de l’or­dre, col­la­bor­er allè­gre­ment à l’érad­i­ca­tion de tout ce qui n’est pas co- pie con­forme. De sorte qu’il est dif­fi­cile de ne pas être broyé par la machine.

La métaphore de la sex­u­al­ité inter­vient ici pour désign­er la vio­lence du poli­tique qui asservit corps et âme le sujet aux con­traintes économiques. Le tra­vailleur se fait bais­er, se fait niquer, se fait ren­tr­er dedans par le clan des baiseurs paten­tés, les tueurs, les vio­leurs, les entubeurs, les tringleurs plan­qués qui s’ob­sti­nent à détourn­er son énergie sex­uelle au prof­it de la pro­duc­tion. Le désir est le moteur du monde et c’est en refu­sant le piège du sexe, le clin­quant de la marchan­dise, que l’in­di­vidu a une chance d’échap­per à cet immense orgasme total­i­taire. La seule défense du pau­vre, dans un monde en folie, c’est l’ab­sten­tion, la séces­sion, la con­ti­nence pro­vi­soire, quitte à espér­er la ren­con­tre improb­a­ble « d’un ange au milieu de ce bor­del ».

Un monde sans pitié

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