
Mes débuts au Théâtre du Soleil n’ont pas été des plus faciles. J’avais beau me travestir en samouraï – nous répétions alors Richard II de Shakespeare – rien n’y faisait, je ne parvenais pas à me quitter moi-même. Un jour, n’en pouvant plus, avec l’énergie du désespoir, c’est-à-dire quand il faut aller chercher son courage jusque dans la moelle de ses os, je suis resté seul dans la salle de répétition pendant la pause du déjeuner. Dans le silence, je me suis approché de la boîte des masques et là, j’ai osé ce que je n’avais pas encore fait dans la compagnie : porter un masque. J’ai pris celui du vieillard du théâtre Nô, un masque ancien qu’Erhardt Stiefel avait apporté de sa collection pour faire des essais. Je l’ai regardé. Lentement, je l’ai approché de mon visage. Lentement, je suis entré dans le creux, dans la nuit du masque. J’ai ouvert les yeux. Le masque me regardait…
Le personnage que je voulais jouer existait. Le masque en apportait la preuve tangible. Il était le personnage incarné.
Ce masque en bois d’un vieillard dont les traits ont été fixés au xive siècle, au Japon, me rappelait mon vieil oncle Jean, poilu de la Grande Guerre, résistant de la première heure, mort depuis quelque temps déjà et en qui se cristallisait la figure mythique de l’ancêtre, mais aussi celle bien réelle de mon père prématurément décédé. Face au miroir, mes propres lèvres apparaissaient sous la moustache en crin de cheval, et l’éclat de mon regard perçait un peu la face sculptée du masque, aux rides de bois, à l’énergie farouche. Le personnage que je voulais jouer existait. Le masque en apportait la preuve tangible. Il était le personnage incarné. J’ai pensé alors avec soulagement et une joie libératrice : « Si ce n’est pas moi, alors tout va bien. C’est lui qui va jouer. »