Les Variations Goldberg… combien de fois ne les ai-je pas écoutées ? J’aime ces « variations » car, comme au théâtre ou dans la peinture, elles procurent le plaisir de la coexistence du motif comme socle et de l’éparpillement de ses variantes, de la sécurité du même et la liberté du différent qui, partant, se démultiplie, se disperse, danse. Ainsi on se perd sans se perdre puisqu’on peut revenir, retrouver ce qui perdure et, tout à la fois, se réjouir de ce qui se transforme. Relation en mouvance sous la pression des deux termes contraires ! Aujourd’hui le thème, c’est le masque, via les variations liées à quelques souvenirs conservés après des rencontres mémorables. Le masque et les masques !
Des Trois Sœurs – le spectacle pragois de Otomar Krejča – une scène porte la marque indélébile des masques ! Au IIe acte, pour la fête du Mardi gras russe est prévue une assemblée des amis invités à danser, chanter et se distraire dans la capitale de l’ennui que les sœurs ne rêvent que de déserter, une fois passés les musiciens porteurs de vœux ! Mais la femme d’Andreï, Natacha, qui vient de s’immiscer dans le foyer, annule les réjouissances et les invités sont éconduits l’un après l’autre. Et le salon où l’on avait exalté au Ier acte l’anniversaire de la sœur cadette Irina est désormais un espace désespérément vide, vidé par cette « Lady Macbeth » qui a pris le pouvoir et s’instaure en maîtresse indue des lieux. La mélancolie s’empare des êtres et de la maison. Une défaite… mais lorsque l’abandon ne laisse plus aucun espoir, à la porte surgissent « les masques » – intuition géniale de Krejča – masques grotesques et composites, les masques des cérémonies villageoises qui effraient et animent des énergies primitives, immaîtrisées. On leur interdit l’accès, mais le groupe s’immobilise sur le seuil dans un arrêt sur image inquiétant, sauvage et menaçant ! Univers des masques que l’on refoule !
J’ai connu ces masques, j’en ai offert un en cadeau à la Sorbonne à mes débuts d’enseignant associé. Placé dans la bibliothèque, en le retrouvant chaque semaine, il me rappelait également l’artisan roumain qui l’avait fabriqué au nord de la Roumanie, Mr. Popa, et les Trois sœurs de Krejča. Carrefour de la scène et de l’Est !
Plus tard, une toile d’Ensor admirée avec Matthias Langhoff à Bruxelles, ressuscitait la scène de l’entrée des masques ! Fonds commun d’une Europe agitée, il y a un siècle, par la déferlante passagère des masques. Le masque est un alphabet et un instrument de jeu !
Le masque marqua l’une des scènes fondatrices du théâtre français dans l’Âge d’or du Théâtre du Soleil ! Non pas le masque comme outil de jeu, mais comme option dramaturgique. Le spectacle débute dans une travée latérale où, debout, nous suivons les aventures d’Arlequin à Marseille pendant l’épidémie de peste qui ravagea la ville ! Philippe Caubère déploie, avec éclat, le jeu du serviteur ayant pour référence le personnage goldonien et, masque à l’appui, il apparaît tel son successeur sur les terres françaises. Migration de l’art, de Strehler à Mnouchkine… ensuite, la représentation se poursuit dans la grande salle où Arlequin se convertit en Abdallah qui cette fois-ci joue à visage découvert ! L’abandon du masque marque un changement de langage théâtral mais, subtilement, sans condition : l’un comme l’autre viennent d’ailleurs et connaissent les difficultés de la migration ! Du jeu avec masque au jeu sans masque – c’est tout un parcours de serviteur/migrant qui se dessine ! Comment l’oublierais-je ?
Cela rappelle une solution qui a suscité des remous dans le contexte autoritaire du réalisme socialiste : dans de la mise en scène de Comme il vous plaira, signée à Bucarest par Liviu Ciulei, joue lui – même Jacques le Mélancolique, d’abord paré d’un masque que le personnage retire lorsqu’il cherche refuge dans l’espace affranchi des protocoles de la cour pour s’assumer à visage découvert. Discours du masque via negativa ! Sacrifier le masque, vieux motif philosophique, désigne le rejet de la dissimulation sociale, l’engagement sur le chemin vers soi-même ! Motivation légitime pour l’irritation des censeurs !