Femmes créatrices : comment déjouer les assignations

Entretien
Théâtre

Femmes créatrices : comment déjouer les assignations

Entretien (sur fond de chants de canari) avec la philosophe Vinciane Despret

Le 27 Juil 2016
Vinciane Despret dans SMATCH3 – Même si vous tremblez de peur, introduisez votre tête avec calme, concept Dominique Roodthooft, création décembre 2013 au Manège. Mons. Photo Alice Piemme.
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Vinciane Despret dans SMATCH3 – Même si vous tremblez de peur, introduisez votre tête avec calme, concept Dominique Roodthooft, création décembre 2013 au Manège. Mons. Photo Alice Piemme.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 129 - Scènes de femmes
129

En 2011, Vin­ciane Despret, philosophe des sci­ences à l’ULg et Isabelle Stengers, philosophe des sci­ences à l’ULB, pub­li­aient Les Faiseuses d’histoires. Que font les femmes à la pen­sée ?, résul­tant d’un ques­tion­nement sur leur par­cours et leur place au sein de l’université. Les per­plex­ités, réflex­ions, résis­tances et propo­si­tions soulevées par cette ques­tion – et relayées par d’autres femmes – m’ont sem­blé pou­voir éclair­er ce que les femmes font à l’art. Vin­ciane Despret a bien voulu m’accorder un entre­tien à ce sujet, à par­tir d’expériences créa­tri­ces croisées entre son domaine de recherche et celui des arts de la scène.

ID Chère Vin­ciane, quand on demande aux créa­tri­ces si elles créent en tant que femmes, la ques­tion sus­cite sou­vent des réti­cences : elles ne veu­lent pas être réduites à leur genre, elles sont d’abord artistes… La même con­tro­verse sem­ble exis­ter chez les chercheuses en sci­ences.

VD Oui, cer­taines ont revendiqué une sci­ence fémi­nine, c’est-à-dire une sci­ence moins dans la maîtrise, plus atten­tive aux faits, plus sus­picieuse à l’égard des théories trop générales. Mais d’autres ont réa­gi en dis­ant que c’était la palme toute pré­parée pour le mar­tyre puisque la sci­ence s’était con­sti­tuée con­tre ces mod­èles « féminins ». Ces sci­en­tifiques-là se sont donc posi­tion­nées en affir­mant que leur pra­tique dif­férente n’avait rien à voir avec le fait d’être femme, mais avait à voir avec des raisons his­toriques, con­textuelles. « Nous avons pro­duit un meilleur savoir parce que nous sommes restées plus longtemps sur le ter­rain, mais si nous l’avons fait c’est parce que nous n’avions que des bours­es et pas de postes à l’université ! » D’autres ont pris une troisième voie en se deman­dant ce que serait une sci­ence fémin­iste, donc une sci­ence qui ne serait assignée ni à l’un ni à l’autre sexe, sim­ple­ment méfi­ante à l’égard des man­i­fes­ta­tions du pou­voir et de l’idéologie qui imprèg­nent les théories et les pra­tiques, y com­pris le pou­voir que le sci­en­tifique s’arroge de devenir juge et maître de la nature. 

On pour­rait trans­later ces posi­tions du côté des autri­ces : est-ce qu’une autrice est un auteur au féminin ? Dan­gereuse affir­ma­tion qui sig­ni­fie que l’auteur serait le neu­tre, la norme, l’étalon dont l’autrice ne serait qu’une vari­a­tion. Dire « nous écrivons comme les hommes » me sem­ble aus­si dif­fi­cile à tenir, parce que ce n’est pas vrai, et quand bien même ce le serait, c’est un choix que les autri­ces font. 

Com­ment la reven­di­ca­tion du statut d’autrice peut-elle être autre chose qu’une assig­na­tion iden­ti­taire ou la recon­nais­sance d’une manière d’être ? Com­ment peut-elle être plutôt une inci­ta­tion à d’autres formes de créa­tiv­ité, un pro­gramme ouvert autant aux hommes qu’aux femmes ? Dès lors, que voudrait dire non pas « être autrice » mais « devenir autrice » ? Prend-on des qual­ités féminines ou prend-on des qual­ités dont on ne définit pas qu’elles sont féminines mais sim­ple­ment des qual­ités autres ? On est très proche de la voie fémin­iste en procé­dant comme ça, puisque la voie fémin­iste est une voie qui rejoue les caté­gories, qui les brouille, les trou­ble, les per­ver­tit éventuelle­ment… car répon­dre de manière symétrique à une assig­na­tion de caté­gories, ce n’est pas désta­bilis­er les caté­gories, c’est les sanc­tion­ner et donc les péren­nis­er. 

ID « Créa­tion, créa­tiv­ité » sont des mots très présents dans ta pen­sée et ta pra­tique philosophique et sci­en­tifique. Te défini­rais-tu comme une « femme créa­trice » ?

VD Dans mon dernier livre, Au bon­heur des morts 1, j’ai dévelop­pé une écri­t­ure lit­téraire et per­for­ma­trice qui refuse tout statut d’explication, mais qui déplie des his­toires, des hypothès­es, et s’aligne le plus fidèle­ment pos­si­ble à la manière dont les gens entrent en con­tact avec les morts. Com­ment les gens entrent-ils en con­tact avec les morts ? Par des régimes de sen­si­bil­ité et de signes qui ne sont pas expli­cat­ifs… Et bien, je me suis mise dans la pos­ture de répon­dre aux signes pour écrire. À la manière de l’artiste Sophie Calle, j’ai suivi pen­dant un an jour pour jour tous les con­seils qu’on me don­nait : « Lis tel bouquin, va voir ce thanato­prac­teur, regarde la série Six Feet under, etc. » Ça voulait dire me met­tre en état d’obéissance à l’égard des événe­ments, accepter de per­dre la maîtrise de ce qui m’arrivait – ce qui cor­re­spond exacte­ment à ce qui arrive aux gens quand un mort les inter­pelle : ils ne savent pas qui a la maîtrise de la sit­u­a­tion et ils l’acceptent. Ça voulait dire aus­si repér­er les signes, par exem­ple deux mails arrivant le même jour, de la part de gens qui ne se con­nais­saient pas, mais où je perce­vais un point de con­nex­ion à chercher…

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Vinciane Despret
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Isabelle Dumont
Actrice, créatrice de spectacles et de conférences scéniques, chercheuse curieuse, Isabelle Dumont a été interprète...Plus d'info
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