Quelques notes sur le genre

Théâtre
Réflexion

Quelques notes sur le genre

Le 25 Juil 2016
Sindo Puche et Angelica Liddell dans Todo el Cielo sobre la tierra – El sindrome de Wendy d’Angelica Liddell, Atra Billis Teatro, Festival d’Avignon, 2013. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Sindo Puche et Angelica Liddell dans Todo el Cielo sobre la tierra – El sindrome de Wendy d’Angelica Liddell, Atra Billis Teatro, Festival d’Avignon, 2013. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Sindo Puche et Angelica Liddell dans Todo el Cielo sobre la tierra – El sindrome de Wendy d’Angelica Liddell, Atra Billis Teatro, Festival d’Avignon, 2013. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Sindo Puche et Angelica Liddell dans Todo el Cielo sobre la tierra – El sindrome de Wendy d’Angelica Liddell, Atra Billis Teatro, Festival d’Avignon, 2013. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 129 - Scènes de femmes
129

En 2013, comme prob­a­ble­ment beau­coup d’autres acteurs mâles de la scène brux­el­loise, j’ai reçu un mail d’Anne-Cécile Van­dalem. Exprimée dans le cadre de la pré­pa­ra­tion du pre­mier Marathon des Autri­ces1 en Bel­gique fran­coph­o­ne, la demande était la suiv­ante : « com­ment, selon toi, for­muler l’invitation à cet événe­ment pour qu’il intéresse les hommes que nous sou­haitons y inviter ? » Les répons­es col­lec­tées devaient fournir la matière à une per­for­mance d’Anne-Cécile. J’avais répon­du quelque chose comme « Ta ques­tion me sem­ble cru­ciale et essen­tielle ; je voudrais pren­dre le temps d’y répon­dre le mieux pos­si­ble », j’avais lais­sé pass­er du temps et n’avais finale­ment rien répon­du du tout. Avec trois ans de retard, ces quelques cour­tes notes sont – peut-être – une forme de nou­velle ten­ta­tive. 

Dans Théories de la lit­téra­ture2 (sous-titré « Sys­tème du genre et ver­dicts sex­uels »), Didi­er Eri­bon affirme ceci : « On ne peut pas défaire tout ce que l’histoire a fait, et l’on ne peut pas se défaire de tout ce que l’histoire nous a fait être. Et c’est pourquoi l’analyse cri­tique du monde social requiert tou­jours comme une de ses exi­gences les plus fon­da­men­tales d’en pass­er par l’auto-analyse comme cri­tique de soi-même, comme cri­tique de l’ordre social en soi-même. La généalo­gie poli­tique du présent – l’ontologie de nous-mêmes comme inves­ti­ga­tion sur l’ensemble des ver­dicts qui nous con­stituent – passe néces­saire­ment par une auto-généalo­gie, une auto­analyse comme moyen de don­ner forme et sens aux pul­sions héré­tiques et sub­ver­sives. »

Des six formes longues dont j’ai signé la mise en scène, seules deux3 réus­sis­sent le test de Bechdel-Wal­lace. Pour rap­pel, appliqué générale­ment au ciné­ma, le test de Bechdel-Wal­lace4 con­siste à véri­fi­er la présence fémi­nine au sein d’une œuvre. Le test est réus­si si les trois affir­ma­tions suiv­antes sont vraies : « deux femmes sont iden­ti­fi­ables dans l’œuvre ; ces deux femmes par­lent ensem­ble ; elles par­lent d’autre chose que d’un per­son­nage mas­culin. » Idée de bil­let pour le blog d’Alternatives théâ­trales : appli­quer le test à tous les spec­ta­cles pro­gram­més dans un lieu, un fes­ti­val, une sai­son (à suiv­re).

En 2011 – 2012, lors de la tournée du spec­ta­cle Les Langues pater­nelles5, j’ai été plusieurs fois sur­pris que l’on accole avec force à notre tra­vail l’étiquette de « spec­ta­cle fémin­iste ». S’agissant d’un texte écrit par un homme, dont le per­son­nage cen­tral est un homme par­lant de son père et de ses fils, porté sur scène par trois acteurs mas­culins, cette analyse ne s’imposait pas d’emblée. À la réflex­ion, il sem­ble que ce soit le fait d’affirmer avec force que la parole sen­si­ble (à dimen­sion famil­iale, intro­spec­tive jusqu’à l’impudeur) puisse être portée pleine­ment par des hommes, qui ait pu don­ner cette impres­sion à cer­tains. Associ­er avec aplomb la sen­si­bil­ité à la mas­culin­ité, « féminis­er » le dis­cours mas­culin en somme, ne sem­blait pas aller de soi… 

La fémin­i­sa­tion du dis­cours mas­culin… un sil­lon à creuser. Ren­seigne­ments pris à ce sujet, avant Judith But­ler, Luce Iri­garay a pub­lié plusieurs livres mar­quants qui sem­blent aujourd’hui un peu oubliés6. Entre autres idées, elle y défend la néces­sité de féminis­er le lan­gage d’abord, pour par­venir à féminis­er les rap­ports humains ensuite. Non pas donc l’exhortation faite aux femmes d’entrer dans la logique phallo­centrée archi-dom­i­nante et de l’intégrer, mais bien la per­spec­tive – in fine prof­itable aux deux sex­es – de met­tre à bas le phal­lo­cen­trisme et l’exercice mas­culin­isant du lan­gage, du pou­voir, du sys­tème, pour les réin­ven­ter au féminin. Ver­tig­ineux pro­gramme. 

Lorsque le Fes­ti­val d’Avignon a pro­gram­mé Angel­i­ca Lid­dell pour la pre­mière fois, c’était éruc­tant : elle, se scar­i­fi­ant, entourée de Mari­achis et de leurs cuiv­res ruti­lants7. En quelques spec­ta­cles, Lid­dell a ensuite imposé aux spec­ta­teurs fran­coph­o­nes une iden­tité esthé­tique puisant dans l’énergie punk – le long mono­logue du Syn­drome de Wendy con­sti­tu­ant sans doute un som­met du genre8. Est-ce parce qu’elle sem­ble y « féminis­er » soudain son énon­ci­a­tion que Tandy en a désta­bil­isé plus d’un ? Dans la salle du Kaaithe­ater où j’assiste à la représen­ta­tion de son dernier spec­ta­cle, les spec­ta­teurs me sem­blent se divis­er en deux groupes : ceux (dont je suis) qui reçoivent la vio­lence sourde et con­tenue comme une épée qui transperce, ter­rassés par l’émotion ; les autres, déçus du peu de cris et d’hémoglobine, que le spec­ta­cle indif­fère et qui se deman­dent où est passée sa rage. Tandy n’est cer­taine­ment pas moins vio­lent que les spec­ta­cles précé­dents d’Angelica Lid­dell. Mais il l’est dif­férem­ment, à coup sûr. 

Angelica Liddell dans Tandy d’Angelica Liddell, Atra Billis Teatro, d’après Winesburg, Ohio de Sherwood Anderson, Kaaitheater, 2016. Photo Samuel Rubio.
Angel­i­ca Lid­dell dans Tandy d’Angelica Lid­dell, Atra Bil­lis Teatro, d’après Wines­burg, Ohio de Sher­wood Ander­son, Kaaithe­ater, 2016. Pho­to Samuel Rubio.

Isabelle Pousseur en 1991 (Si l’été reve­nait et Le Songe), Mar­tine Wijck­aert en 1998 (Et de
toutes mes ter­res rien ne me reste que la longueur de mon corps
) et Anne-Cécile Van­dalem en 2016 (Trist­esses) sont les trois dernières femmes de Bel­gique fran­coph­o­ne pro­gram­mées au Fes­ti­val d’Avignon. C’est un fait.

Anne-Cécile, cette ques­tion de 2013, je ne parviens tou­jours pas à y répon­dre. J’avais assisté à ce Marathon des Autri­ces, et j’avais été un peu désolé de penser mal­gré moi que l’acte le plus poli­tique et trans­gres­sif de la soirée avait été la seule prise de parole mas­cu­line : Antoine Pick­els en talons hauts don­nant une con­férence – Avoir la béguine – sur le « devoir et le désir mas­culins de fémin­isme ». La classe… 

Finale­ment, c’est peut-être ton arrivée sur le plateau de Trist­esses, l’aplomb et la morgue avec laque­lle tu impos­es ta présence, et avec elle ton écri­t­ure poli­tique, la force de l’ambiguïté de ce que tu y incar­nes à plusieurs niveaux (pêle-mêle et sans exhaus­tiv­ité : le pou­voir, l’organisation du réc­it, la manip­u­la­tion, la revanche…), qui con­stituent les meilleures répons­es à ta pro­pre ques­tion.

Éri­bon, encore, dans les dernières lignes de son livre déjà cité : « Se pose alors la ques­tion : telle ou telle forme d’oppression spé­ci­fique – la dom­i­na­tion mas­cu­line et avec elle la dom­i­na­tion hétéro­sex­uelle – ne doit-elle pas être analysée dans ses rela­tions avec les autres formes d’oppression ? »9

  1. Suiv­ant la for­mule ini­tiée à Greno­ble et à Paris, le Marathon des Autri­ces à Brux­elles s’est déroulé les 13 et 14 novem­bre 2013 à l’Atelier 210 : vingt-qua­tre heures con­tin­ues durant lesquelles 72 femmes de théâtre ont lu 72 extraits de leurs œuvres. ↩︎
  2. Théories de la lit­téra­ture. Sys­tème du genre et ver­dicts sex­uels, Paris, Press­es uni­ver­si­taires de France, 2015. ↩︎
  3. Les Langues pater­nelles : raté ! Dehors : réus­si ! L.E.A.R. : raté ! Démons me turlupinant : raté ! Le Réserviste : raté ! Szé­nar­ios : réus­si ! ↩︎
  4. Du nom de l’autrice de bande dess­inée Ali­son Bechdel et de son amie Liz Wal­lace (1985). ↩︎
  5. Spec­ta­cle créé en 2009 à Brux­elles, d’après le roman de David Serge (éd. Robert Laf­font). ↩︎
  6. Lin­guiste, philosophe et psy­ch­an­a­lyste née à Bla­ton (Bel­gique) en 1930, elle a pub­lié, entre autres Specu­lum en 1974 et Ce sexe qui n’en est pas un en 1977 (tous deux aux Édi­tions de Minu­it). ↩︎
  7. La Casa de la fuerza, en 2010. ↩︎
  8. Todo el cielo sobre la tier­ra (el sín­drome de Wendy) en 2013. ↩︎
  9. Théories de la lit­téra­ture, op. cit. ↩︎

Antoine Laubin co-dirige Alter­na­tives théâ­trales avec deux femmes : Sylvie Mar­tin Lah­mani et Lau­rence Van Goethem. Il est par ailleurs met­teur en scène au sein de la com­pag­nie De Fac­to. En octo­bre 2016, il créera – avec six femmes et six hommes – un spec­ta­cle con­sacré aux ques­tions du désir et du genre : Il ne dansera qu’avec elle.

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