Les codes de la représentation dans le théâtre iranien et le spectateur occidental : entente ou malentendu ?

Entretien
Théâtre

Les codes de la représentation dans le théâtre iranien et le spectateur occidental : entente ou malentendu ?

Entretien avec Farzan Sojoodi

Le 18 Juin 2017

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

Farzan Sojoo­di, lin­guiste et sémi­o­logue, est pro­fesseur au départe­ment de théâtre à l’Université d’Art de Téhéran, ancien prési­dent du départe­ment de la Sémi­olo­gie de l’Académie d’Art Irani­enne et mem­bre du Cer­cle de Sémi­olo­gie de Téhéran. Il a traduit et rédigé, entre autres, des ouvrages et arti­cles sur la sémi­olo­gie du théâtre, de l’art et de la lit­téra­ture et dirigé des mémoires et thès­es de sémi­olo­gie et lin­guis­tique en arts du spec­ta­cle, ciné­ma, pein­ture, pho­togra­phie et lit­téra­ture.

MZ Je voudrais tout d’abord clar­i­fi­er que si j’emploie des ter­mes qui pour­raient porter à équiv­oque, comme « occi­den­tal » ou « ori­en­tal », c’est unique­ment par souci de com­mod­ité.
Nous sommes con­scients de tous les enjeux théoriques et des malen­ten­dus qu’ils pour­raient impli­quer. La ques­tion à laque­lle nous essayons de répon­dre ici est la suiv­ante : com­ment le spec­ta­teur occi­den­tal peut-il com­pren­dre les codes de la représen­ta­tion du théâtre iranien pour que les malen­ten­dus émanant des dif­férences cul­turelles soient réduits au min­i­mum ? Certes, ces dif­férences impliquent égale­ment des ques­tions sociales, poli­tiques et religieuses.
On pré­sup­pose que l’on voit sur la scène des codes qui en auraient rem­placé d’autres, que le spec­ta­teur occi­den­tal ignore. Nous devri­ons donc lui expli­quer ce qui a été élim­iné et ce qui a été rem­placé. Une ques­tion se pose immé­di­ate­ment : est-ce que nos expli­ca­tions réduiraient ces « malen­ten­dus » ? Je crois que la réponse est néga­tive. Ne devri­ons-nous pas répon­dre plutôt à des ques­tions comme : à tra­vers quel dynamisme social, cul­turel et poli­tique se for­ment et se com­mu­niquent les codes de la représen­ta­tion en Iran ? Je souligne le terme de dynamisme car je crois qu’une telle approche est plus effi­cace pour que le « spec­ta­teur occi­den­tal » puisse com­pren­dre, par exem­ple, pourquoi il est par­fois inter­dit, dans un temps et lieu don­nés, de par­ler de cer­tains tabous religieux et poli­tiques mais pas dans un autre espace-temps.

FS Avant de répon­dre, une courte intro­duc­tion théorique s’impose. Je sim­pli­fie d’abord votre ques­tion : « com­ment le spec­ta­teur occi­den­tal peut nous com­pren­dre ? ». Du point de vue de la sémi­olo­gie cul­turelle, c’est une ques­tion qui porte sur l’interculturalité. L’histoire de la cul­ture est celle du dia­logue inter­cul­turel. Que deux cul­tures puis­sent entr­er en dia­logue est dû au fait qu’elles sont à la fois sim­i­laires et dis­tinctes. La sim­i­lar­ité afin d’avoir une base d’entente et la dis­tinc­tion pour une moti­va­tion à aller vers autrui. Dans la deux­ième moitié du XIXe siè­cle, le théâtre occi­den­tal (plutôt français mais aus­si russe) est importé en Iran via Tbilis­si. C’est la base de la sim­i­lar­ité. Puis, nous nous le sommes appro­priés tout en ayant recours à nos codes his­toriques et cul­turels pour créer notre théâtre à nous. C’est la base de la dis­tinc­tion. Il y a donc pos­si­bil­ité de dia­logue entre notre théâtre et le spec­ta­teur occi­den­tal. Je con­cep­tu­alise ce dia­logue comme tra­duc­tion inter­cul­turelle. J’entends la tra­duc­tion dans son sens large : dif­férents sys­tèmes com­plex­es de codes entrent en jeu, allant des codes cor­porels, gestuels, com­porte­men­taux aux codes plus abstraits comme la langue, etc. Ain­si, je peux refor­muler la ques­tion de départ comme suit : « com­ment le spec­ta­teur occi­den­tal peut « traduire » nos codes de la représen­ta­tion dans sa cul­ture ? ». Les codes ont tou­jours des aspects cul­turels et his­toriques. La majorité des codes de la représen­ta­tion dans le théâtre iranien éma­nent donc des codes cul­turels plus généraux. Pour com­pren­dre ces derniers, il faut un savoir sémi­ologique. Je dis­tingue deux niveaux de savoir : la con­nais­sance du con­texte cul­turel et his­torique dans lequel les codes sont for­més et l’expérience vécue par ceux qui emploient ces codes. Le spec­ta­teur occi­den­tal peut se pro­cur­er une con­nais­sance du con­texte mais l’expérience vécue ne lui est guère acces­si­ble, tout comme son expéri­ence vécue à lui ne nous est pas acces­si­ble.

MZ En out­re, les codes devi­en­nent plus com­plex­es quand il s’agit de con­tourn­er les inter­dits religieux et poli­tiques. Il me sem­ble que jusqu’ici nous sommes en train de décourager le spec­ta­teur occi­den­tal de nous com­pren­dre !

FS Nous n’avons qu’un choix : lui expli­quer dans quel dynamisme social et poli­tique les codes de la représen­ta­tion se for­ment et se trans­met­tent en Iran. Quant aux codes
per­me­t­tant de con­tourn­er les inter­dic­tions, nous les avons appris au cours de notre vécu social, cul­turel et poli­tique. Ils sont même entrés dans notre incon­scient col­lec­tif. Je con­tin­ue avec un exem­ple : dans toutes les représen­ta­tions théâ­trales, films ciné­matographiques et séries télévisées, les femmes doivent cou­vrir leurs cheveux sous un foulard. Le spec­ta­teur iranien ne voit plus ce foulard. À force d’être redon­dant, il a été nat­u­ral­isé. Pour le spec­ta­teur iranien, il est naturel de voir une femme se couch­er dans son lit les cheveux cou­verts par un foulard. La spec­ta­trice irani­enne ne le fait pas elle-même dans sa vie réelle mais elle accepte ce code dom­i­nant. Mais ce qui est plus intéres­sant, c’est quand on veut mon­tr­er une femme étrangère ou une femme sans hijab de l’époque des Pahlavi1 : on met un cha­peau sur le foulard ! Le cha­peau n’était pas courant chez les Irani­ennes, c’est donc un objet exo­tique ; il appar­tient à l’« autre ». Les codes de con­tourne­ment sont telle­ment intéri­or­isés que le spec­ta­teur iranien ne voit pas du tout le foulard. En voy­ant le cha­peau, il se dit qu’elle est soit étrangère soit de l’époque de l’ancien régime. En effet, c’est une manière de mon­tr­er les cheveux de la femme. Le monde réel s’impose au moyen du con­trôle qu’il exerce sur le monde dra­ma­tique. Ce dernier n’a d’autre choix que d’accepter mais il le con­tourne grâce à des strat­a­gèmes. Celles-ci se trans­for­ment elles-mêmes en codes de représen­ta­tion. La con­séquence idéologique est que le foulard devient par­tie inté­grante du corps féminin par le biais du proces­sus de nat­u­ral­i­sa­tion. Il n’existe plus comme hijab.

MZ Le fait même d’interdire quelque chose n’aboutit-il pas juste­ment à ampli­fi­er le con­tenu élim­iné ?

FS C’est une ques­tion essen­tielle. À part cer­taines ques­tions poli­tiques par­ti­c­ulières, l’appareil de con­trôle en Iran, en l’occurrence celui du théâtre, n’est pas préoc­cupé par le sig­nifié ou le con­tenu. Il ne lui importe guère si le spec­ta­teur saisit ce que l’on entend par un tel geste ou com­porte­ment. Ce qui lui importe est le sig­nifi­ant ou la forme d’expression. Le con­tenu inter­dit doit être exprimé au tra­vers de couch­es de sig­ni­fi­ca­tions com­plex­es. Cela s’explique par la nature de la sur­veil­lance qui est l’exercice de l’omnipotence du pou­voir. Celui-ci rap­pelle sans cesse son omnipo­tence à l’artiste et au pub­lic afin qu’ils n’oublient jamais de se voir comme assu­jet­ti. Dès lors, ce qui importe, c’est l’exercice même de la sur­veil­lance plutôt que le con­tenu inter­dit. Ain­si, ce sys­tème de con­trôle engen­dre une manière d’expression où les con­no­ta­tions occu­pent une place de choix. L’exemple par excel­lence est le ciné­ma pop­u­laire en Iran, qui est fort éro­tique. Le pub­lic se réjouit de voir un film éro­tique et aus­si de décou­vrir cet éro­tisme à tra­vers des sig­nifi­ants. Cette sub­sti­tu­tion des sig­nifi­ants se fait de dif­férentes manières. Par métaphore ; par métonymie ; par des sig­nifi­ants gestuels, cor­porels et com­porte­men­taux et par des fig­ures de style comme l’euphémisme, les allu­sions, con­no­ta­tions, etc. Il faut dire que notre his­toire est han­tée par les allu­sions, con­no­ta­tions, métaphores et ce genre de strat­a­gème. Cela a don­né lieu à une sorte de rhé­torique que j’appelle la rhé­torique du con­tourne­ment.

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