Du sous-sol au toit

Théâtre
Critique

Du sous-sol au toit

À propos de From the Basement to the Roof de Mahin Sadri et Afsâneh Mâhian

Le 14 Juin 2017
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

Dans From the Base­ment to the Roof de Mahin Sadri, mis en scène par Afsâneh Mâhi­an (vu au Fes­ti­val Fad­jr de Téhéran en jan­vi­er 2017) l’actrice et autrice irani­enne1 con­voque une his­toire réelle, un fait divers dra­ma­tique qui boulever­sa des mil­liers de fans de la scène rock de Téhéran, de New-York et du monde entier.
L’histoire est celle, bien con­nue en Iran, de la des­tinée trag­ique des Yel­low Dogs, un groupe de rock indé, décou­vert chez nous grâce à leur appari­tion dans le film de docu-fic­tion No One Knows about Per­sian Cats de Bah­man Ghoba­di (lau­réat du Prix du Jury Un Cer­tain Regard à Cannes en 2009). Ce film suit le par­cours de quelques musi­ciens under­ground et leurs dif­fi­cultés à jouer – le rock étant pro­scrit par les autorités du pays. Il met en lumière l’extraordinaire dynamisme de la con­tre-cul­ture de Téhéran, le courage de cer­tains artistes qui risquent gros en exerçant leur pas­sion. Le réal­isa­teur, qui vit exilé en Europe, a tra­vail­lé avec la jour­nal­iste ira­no-améri­caine Rox­ana Saberi, qui fut arrêtée et accusée d’espionnage.
Après la sor­tie du film (inter­dit en Iran), les musi­ciens qui y sont révélés – les mem­bres des Yel­low Dogs, dont le nom sig­ni­fie en per­san « fau­teurs de trou­ble », fondé par Soroush Faraz­mand, gui­tariste et des Frey Keys, fondé par Arash Faraz­mand (frère de Soroush), bat­teur – ont eu maille à par­tir avec les autorités locales.
Mûs par une aspi­ra­tion com­mune à la lib­erté artis­tique2, les Yel­low Dogs ont pu prof­iter en 2010 d’une invi­ta­tion à jouer dans un fes­ti­val de musique au Texas pour s’établir Out­re-Atlan­tique et ten­ter de con­quérir le pub­lic améri­cain. Ils s’installent alors à Williams­burg, un quarti­er de l’Est de Brook­lyn et sont rejoints un an plus tard par les Frey Keys, à l’exception du bassiste qui ne pou­vait quit­ter le ter­ri­toire n’ayant pas fait son ser­vice mil­i­taire. Les deux frères Faraz­mand furent ain­si à nou­veau réu­nis, et tout ce monde vivait ensem­ble dans une grande mai­son au n°318 de la Mau­jer Street. Arash devint le bat­teur des Yel­low Dogs et le bassiste des Frey Keys fut rem­placé par un cer­tain Ali Akbar Mohammed

Rafie, iranien lui aus­si. Ce dernier com­mença à man­i­fester un com­porte­ment de plus en plus étrange : con­traire­ment aux autres, il ne fit pas de demande d’asile (il vivait donc illé­gale­ment) et com­mit des infrac­tions et un vol. Il fut éloigné par le groupe et ces­sa de les fréquenter. Quelques mois plus tard, le 11 novem­bre 2013, il péné­tra, armé d’un fusil, dans la mai­son de ses anciens cama­rades et tua à bout por­tant les deux frères Faraz­mand ain­si que leur ami Ali Eskan­dar­i­an, un chanteur qui vivait avec eux. Pooya Hos­sei­ni, qua­trième cama­rade qui se trou­vait là, réus­sit à lui échap­per au terme d’une vio­lente bagarre, et l’assassin finit par se sui­cider.
Les trois tal­entueux artistes tombèrent, à l’instar de leur idole John Lennon, mais à quelques miles de dis­tance et trente ans plus tard, sous les balles d’un homme à l’équilibre psy­chique insta­ble, au terme d’un « amer­i­can dream » au réveil décidé­ment trag­ique.
Soroush et Arash Faraz­mand sont con­sid­érés comme des héros de la dis­si­dence artis­tique.
Ils furent enter­rés, après moult dif­fi­cultés, dans la par­tie réservée aux artistes du grand cimetière de Téhéran – ce qui n’a pas plu à la frange plus con­ser­va­trice de la ville qui était opposée à un tel traite­ment de faveur, même post­mortem. Le tueur, Rafie, venait d’une famille plus mod­este, plus tra­di­tion­nelle que les frères Faraz­mand ; les autorités irani­ennes furent plus col­lab­o­ra­tives pour le rap­a­triement de son corps3.
La pièce de Mahin Sadri, dans le droit fil de son théâtre tou­jours extrême­ment doc­u­men­té et de sa recherche sur les lim­ites entre le réel et la fic­tion, met en scène deux acteurs et deux actri­ces qui incar­nent qua­tre per­son­nes ayant réelle­ment existé : la sœur du tueur, la petite amie d’un des frères Faraz­mand, le sur­vivant Hos­sei­ni et un des anciens mem­bres du groupe qui était resté en Iran. Les spec­ta­teurs sont dans un dis­posi­tif bi-frontal, prop­ice à la dialec­tique et à l’examen le plus objec­tif pos­si­ble de la sit­u­a­tion. L’autrice a choisi de réu­nir ain­si les (sur)vivants, pour leur don­ner la parole l’un après l’autre, dans une écoute mutuelle. Leurs mots (bribes de sou­venirs, descrip­tion de la tuerie, réflex­ions intimes) se mêlent à la musique (Roger Waters, Bjork) – la musique a un rôle dra­maturgique cen­tral – et le rythme est fluc­tu­ant, par moments accéléré ou ralen­ti, comme dans un long cauchemar où per­son­nages et actions finis­sent par se con­fon­dre. Ce réc­it non linéaire jux­ta­pose des inter­ro­ga­tions (« What hap­pened to us ? ») qui dévoilent une révolte sous- jacente, et le jeu « plat » pro­cure para­doxale­ment une dynamique qui cap­tive.
Le titre fait sans doute référence à « The Base­ment », nom don­né à ce sous-sol amé­nagé bien con­nu dans la périphérie de la cap­i­tale irani­enne, que l’on voit dans le film de Bah­man Ghoba­di, qui per­me­t­taient aux musi­ciens de répéter et de se pro­duire dis­crète­ment ; les caves et les toits (roof ) de la ville étant des lieux suff­isam­ment éloignés et insonorisés pour per­me­t­tre les réu­nions clan­des­tines. Traduit lit­térale­ment par Du sous-sol au toit, le titre de la pièce rend sym­bol­ique­ment hom­mage à cette car­rière vir­tu­ose brisée en pleine ascen­sion. Par ailleurs, le tueur, péné­trant dans la mai­son de ses futures vic­times par le toit et s’y sui­ci­dant à la fin, a –incon­sciem­ment – sub­sti­tué la rel­a­tive lib­erté artis­tique que leur procu­rait ces espaces situés en hau­teur dans leur ville d’origine par l’absolue lib­erté indi­vidu­elle prég­nante aux États-Unis, et qui, poussée à son parox­ysme, peut aller jusqu’à la destruc­tion, de soi et de l’autre.
Ces enfants de la scène under­ground irani­enne incar­nent en quelque sorte le rêve de toute une généra­tion, qui risque, comme Icare, de se bris­er les ailes si elle s’approche trop près du soleil.
Les caus­es du déclenche­ment de l’amok – la folie meur­trière si bien (d)écrite par Ste­fan Zweig – restent énig­ma­tiques ; mais en trai­tant ce sujet déli­cat sans porter de juge­ment de valeur, Mahin Sadri ques­tionne sub­tile­ment les lim­ites et le prix de la lib­erté et la notion d’inter­cul­tur­al­ité4. Dans cette fic­tion inspirée du réel, comme dans Chaque jour un peu plus (qu’elle a écrit en aus­cul­tant de près la vie de trois femmes irani­ennes), ou dans Hear­ing, spec­ta­cle d’Amir Rezâ Koohestâni dans lequel elle joue, l’artiste sem­ble ani­mée par un intariss­able désir de com­pren­dre, et de restituer quelques par­celles de vérité.

  1. On a pu la voir comme actrice dans des pièces d’Amir Rezâ Koohestâni comme Hear­ing (Kun­sten­fes­ti­valde­sarts 2016), et elle est l’autrice de Chaque jour un peu plus, mis en scène par Afsâneh Mâhi­an au Théâtre de la Ville (Paris) et au Bozar (Brux­elles). Lire son entre­tien avec Sylvie Mar­tin-Lah­mani sur le blog d’Alternatives théâ­trales : blog. alternativestheatrales.be/a‑propos-de-chaque-jour-un-peu-plus/ ↩︎
  2. Yel­low Dogs and Free Keys met in Iran in 2006 with a shared vision of build­ing a strong artis­tic and cre­ative com­mu­ni­ty. With all of the lim­i­ta­tions that we faced there, we still found a way to express our­selves and cre­ate art that we believed in. We built an under­ground venue togeth­er so we could play shows, and forged strong bonds of friend­ship, love and sup­port. (extrait de leur déc­la­ra­tion pub­liée deux jours après la tragédie, voir www.dailymail. co.uk/news/article-2506942/Yellow-Dogs-shooting-Surviving-members-Iranian-band-mourn-friends-killed-scorned-bass-player-severed-ties-14-months-ago.html) ↩︎
  3. Pour les détails con­cer­nant le rap­a­triement des corps, et notam­ment la dif­férence de traite­ment de la part des autorités irani­ennes envers les vic­times et le tueur, lire « Repa­tri­at­ing The Yel­low Dogs : what hap­pened to Iran’s rock stars slain in New York ? » The Guardian, 11 novem­bre 2014 www.theguardian.com/world/iran-blog/2014/nov/11/-sp-iran-yellow-dogs-musician-murderes-brooklyn. ↩︎
  4. Voir les con­cepts de sim­i­lar­ité et de dis­tinc­tion dévelop­pés par Farzan Sojoo­di dans son entre­tien avec Moham­madamin Zamani en p.X de cette pub­li­ca­tion. ↩︎

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Laurence Van Goethem
Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales. Elle est cofondatrice...Plus d'info
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