Théâtre testamentaire et œuvre ultime ou de la meilleure manière de disparaître

Edito

Théâtre testamentaire et œuvre ultime ou de la meilleure manière de disparaître

Le 31 Mai 1991
Article publié pour le numéro
Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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À CRACOVIE, le print­emps dernier, Kan­tor, non pas celui dont nous avions pris l’habitude ici, mais un Kan­tor déten­du, mélan­col­ique presque, bavar­dait avec ses vieux amis dans une belle pièce ronde ayant pour fond la célèbre place de la ville. Les gens et le lieu : c’est ce décor avec per­son­nages que j’ai aperçu, en spec­ta­teur, comme un instant de paix. Ensuite on nous mon­tra un film sur Kan­tor, LE RETOUR D’ULYSSE, fait par un de ces cama­rades qui l’entouraient. Au terme du chemin, dans la dernière séquence, le vieux jeune homme se lev­ait de table et sans énerve­ment, mais avec hargne, ne ces­sait de tourn­er en répé­tant comme un fauve encage : « Je voulais vous dire quelque chose… Je voulais vous dire …» La caméra, témoin de ce com­bat avec le spec­tre de l’évanouissement, l’enregistrait sans nul mou­ve­ment d’humeur.

Puis Kan­tor, de l’au-delà de l’écran, nous sourit nar­quoise­ment : «… et pour­tant c’était très impor­tant ». Ironie qui rendait encore plus embar­ras­sante la peine qu’il se don­nait d’attraper cette pen­sée-anguille qu’il avait saisie et ensuite per­due. Il s’appliquait, mais rien n’y fai­sait… et à un moment don­né on a com­pris que le temps désor­mais jouait con­tre lui. Que la pen­sée-con­clu­sion s’enfuyait au fur et à mesure du pas­sage des sec­on­des et que l’homme qui s’agitait sur place était voué à la perte. Alors, brusque­ment, il se tour­na vers nous pour admet­tre, en riant, la défaite : « Tant pis » con­clut il… Arrêt sur image. Le secret s’est dérobé à la for­mu­la­tion, il est resté en Kan­tor qui l’avait décelé mais sans pou­voir le partager en dépit de son désir de le libér­er, de le com­mu­ni­quer, de le trans­met­tre. Ce con­stat d’échec vécu en direct invite à approcher avec pru­dence la notion de théâtre tes­ta­men­taire que nous essayons de pro­pos­er ici. Ne s’arrête-t-il pas sur le seuil de cet ultime aveu intrans­mis­si­ble ? Bien que le théâtre tes­ta­men­taire comme pra­tique habitée par la con­science de la fin se présente comme un théâtre poussé jusqu’aux fron­tières les plus éloignées, sou­vent une énigme résiste tou­jours. Le « Rose­bud » de CITIZEN KANE. Un autre K.

Le legs et le lien

Le tes­ta­ment lie en léguant. La dona­tion, des avoirs ou des mots, cherche à sauver une con­ti­nu­ité. Dans ses livres con­sacrés à la mort en Occi­dent, Philippe Ariès observe que les pre­miers tes­ta­ments du monde chré­tien ser­vaient à rap­pel­er la posi­tion du tes­tataire par rap­port à Dieu et surtout à impos­er aux suc­cesseurs, par manque de con­fi­ance, des con­traintes funéraires. Plus tard l’attention s’est portée en par­ti­c­uli­er sur l’emplacement de la sépul­ture pour laque­lle on récla­mait et on se dis­putait les cir­cuits les plus fréquen­tés… enfin, les tes­tataires devenus con­fi­ants, ou sim­u­lant cette con­fi­ance, dans les héri­tiers pour qu’ils respectent leurs oblig­a­tions envers les morts réduisent le tes­ta­ment à un acte notar­i­al. Un acte qui con­firme les acquis et con­sacre leur trans­mis­sion : aucun doute sur ce qu’on pos­sède. Michel Vovelle rat­tache ce déplace­ment vers le pro­fane au grand proces­sus de déchris­tian­i­sa­tion … déclin d’une idéolo­gie qui expli­querait pourquoi, surtout au XIXe siè­cle, on dis­tingue si explicite­ment le ciel et la terre : le curé et le notaire. Le tes­ta­ment se vide de toute spir­i­tu­al­ité. Il dis­tribue les biens et se pose par­fois en acte de pou­voir dis­cré­tion­naire.

Comme celui de Lear partageant le roy­aume… le tes­ta­ment le plus scan­daleux que la lit­téra­ture con­naisse. Tes­ta­ment matériel que l’expérience cor­rig­era par l’autre tes­ta­ment, spir­ituel celui-là, de l’ultime phrase de Lear : « Main­tenant je sais dis­tinguer un mort d’un vivant ». Le pre­mier reste dans l’univers de l’œuvre, lui sert même de démar­reur, le sec­ond, for­mulé quand le per­son­nage expire, débor­de la scène pour faire du pub­lic son légataire. Et ce chem­ine­ment à accom­plir par un être est inscrit dans le prénom même de Shake­speare, will sig­nifi­ant tout à la fois volon­té, désir et tes­ta­ment. Lear passe du « will de la volon­té » au « will du désir ». La con­stel­la­tion séman­tique du tes­ta­ment se dis­tingue par sa mul­ti­plic­ité.

Le tes­ta­ment lègue et lie. Et, par­tant, le tes­tataire se place entre le passé qu’il trans­met et l’avenir avec qui il scelle une alliance. D’ailleurs à l’origine le terme grec diatheke traduit par Ter­tul­lien voulait dire égale­ment tes­ta­ment et alliance. Et dans la Bible le sens pre­mier du tes­ta­ment n’est-il pas celui du pacte divin avec le peu­ple juif ? Le tes­ta­ment a pour assis­es le souhait de ne pas dis­paraître tout à fait et cela grâce à un échange sym­bol­ique entre les biens que l’on lègue et la mémoire qu’ils sauve­g­ar­dent.

Mais le théâtre peut-il être tes­ta­men­taire ? Son inca­pac­ité à assur­er une véri­ta­ble con­ser­va­tion ne le rend-il pas inapte à une telle pra­tique ? Cer­taine­ment si l’on con­sid­ère que seules les choses se trans­met­tent… hypothèse vul­gaire ! Les voix, les regards, tout ce que les corps ont d’indicible peut aus­si se com­mu­ni­quer au point même que Jacques Las­salle con­clut son texte sur BÉRÉNICE par : « Le théâtre n’a d’autre avenir que notre mémoire ».

Con­vic­tion d’un artiste dont l’œuvre vivante ne pour­ra lui sur­vivre.

Le théâtre tes­ta­men­taire ne se juge pas à l’aune de ce que, con­crète­ment, il est à même de léguer mais à son envie de traiter la scène, à un moment don­né, comme un lieu pour con­clure, comme un point stratégique d’où l’on peut regarder rétro­spec­tive­ment aus­si bien une vie qu’une époque. Plus ou moins dans sa total­ité car le tes­ta­ment tient du bilan et de la somme.

De l’utopie à « l’humeur testamentaire »

Le théâtre tes­ta­men­taire — on peut se le deman­der — ne serait-il pas aujour­d’hui la con­ver­sion sur le plan biographique ou his­torique du fameux adage de « la mort du théâtre » qui fleuris­sait dans les années 60 au temps même où, on le com­prend main­tenant, le théâtre avait retrou­vé ses plus fortes sources de renou­velle­ment. Dans les années 80, le rap­port à la mort de l’art lui-même s’est déplacé vers un rap­port à la fin de l’artiste en tant qu’être ou, plus large­ment, vers la fin d’un cycle. Et ain­si la scène, pour cer­tains hommes de théâtre s’érige en lieu tes­ta­men­taire. Lieu d’un legs et d’un lien : mémoire et survie. Le théâtre tes­ta­men­taire exclut la clô­ture com­plète car, dans son principe même, l’existence des héri­tiers est sup­posée.

Les dis­tances, on le sait, éclairent par­fois. Ou font appa­raître des ten­sions jadis à peine vis­i­bles : le regard de loin a ses avan­tages. Ain­si le sem­piter­nel dis­cours des années 60 sur « la mort du théâtre » on décou­vre dans les années 90 à quel point il était démen­ti par le pen­chant utopique d’une bonne par­tie du théâtre d’alors. Un théâtre résol­u­ment tourné vers l’His­toire et l’avenir, un théâtre qui regar­dait devant. Aujourd’hui quand et la per­spec­tive de la fin du théâtre et l’autre, celle con­cer­nant la propen­sion vers le futur, s’avèrent être anéanties, cer­tains met­teurs en scène d’un âge plus ou moins avancé se tour­nent vers leur pro­pre con­clu­sion, vers la fin. Et cela non pas pour les rejeter ou les com­bat­tre rageuse­ment comme le Béranger du ROI SE MEURT mais plutôt pour rassem­bler ce qui fut dis­parate dans leurs œuvres. « Inven­taire avant liq­ui­da­tion » pour retourn­er le titre du dernier livre de Michel Deutsch. De l’utopie au tes­ta­ment et de la mort du théâtre à la mort de l’artiste. C’est « l’in­stant d’un a‑dieu, du rester debout, tête nue — en deuil » écrivait Hold­er­lin en définis­sant presque cette « humeur tes­ta­men­taire » dont par­lait Antoine Virez.

Le testament carnavalesque

L’imminence de la fin et l’incertitude du retour — « Et puis que dépar­tir me fault / Et du retour ne suis cer­tain » — poussent Vil­lon à écrire ses fameux tes­ta­ments con­sid­érés générale­ment comme étant à l’origine du genre tes­ta­men­taire en lit­téra­ture. Vil­lon con­jugue sur le mode ludique la joie de vivre qui sub­siste et l’oblig­a­tion du départ sur fond de regrets brefs mais explicite­ment for­mulés. Il y a encore chez lui de la déri­sion, de l’humour qui s’entremêlent avec une trou­blante vision spec­trale : le car­naval et la mort s’enlacent. Une dernière danse, macabre autant que provo­ca­trice, et l’on s’en va… C’est dans Vil­lon que Kan­tor se recon­nais­sait, et leurs rap­ports à la mort s’apparentent : ils l’acceptent mais en veil­lant à ce qu’ironie et mélan­col­ie coex­is­tent sans cesse en changeant les reg­istres, en déplaçant les accents, bref en refu­sant toute ten­ta­tive palin­odique.

Afin d’éviter l’assimilation abu­sive entre théâtre de la mort et théâtre tes­ta­men­taire — ils sont tout de même assez dif­fi­ciles à dis­tinguer— on se lim­ite à JE NE REVIENDRAIS JAMAIS ICIi, spec­ta­cle qui, nul doute, fut conçu comme un tes­ta­ment d’artiste. Tou­jours dans l’esprit de Vil­lon, Kan­tor revis­ite non pas tant le passé de son enfance, mais plutôt celui de son œuvre et, pareil à un tes­tataire, il évoque sa pro­priété désignée par l’ensemble des images et fig­ures engen­drées dès son pre­mier spec­ta­cle ULYSSE EST DE RETOUR à La POULE D’EAU et La CLASSE MORTE … Kan­tor résume ce qu’il a pro­duit et il en fait son legs. Il con­dense, résume et re-fait ce qu’il con­sid­ère comme lui appartenir à jamais afin que l’origine soit claire et l’héritage explicite. Ce spec­ta­cle, sans nul doute, a une voca­tion tes­ta­men­taire, mais comme l’observait Jacques Las­salle, tes­ta­ment et œuvre ultime se con­fondent rarement, ils sont dif­férés. Le tes­ta­ment a à voir, qu’on le veuille ou non, avec un acte de notari­at artis­tique, si noble soit-il, tan­dis que l’œuvre ultime, pré­caire, inachevée, le plus sou­vent, reste à jamais sous le signe peu prévis­i­ble de l’irrémédiable. Même si elle con­firme comme chez Kan­tor la rela­tion car­nava­lesque qu’il aimait entretenir avec la mort.

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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