Esquisse sur la choralité chez Christoph Marthaler

Esquisse sur la choralité chez Christoph Marthaler

Le 24 Oct 2003
DIE SPEZIALISTEN, mise en scène de Christoph Marthaler. Photo Matthias Horn.
DIE SPEZIALISTEN, mise en scène de Christoph Marthaler. Photo Matthias Horn.

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DIE SPEZIALISTEN, mise en scène de Christoph Marthaler. Photo Matthias Horn.
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Article publié pour le numéro
Choralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives ThéâtralesChoralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives Théâtrales
76 – 77
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LA CHORALITÉ dans le théâtre de Christoph Marthaler est à pro­pre­ment par­ler une choral­ité musi­cale. Non pas seule­ment parce qu’on y chante : c’est, plus pro­fondé­ment, une struc­ture, une com­po­si­tion musi­cale qui rem­place (dans les spec­ta­cles écrits par Marthaler et sa dra­maturge Ste­fanie Carp) ou déjoue (dans ses mis­es en scène de pièces déjà exis­tantes) la con­struc­tion dra­ma­tique et prend le pas sur elle. C’est d’ailleurs par la musique que Marthaler est entré dans le théâtre. Ses pre­miers spec­ta­cles furent des soirées musi­cales : en 1980, INDEED réu­nis­sait dans une usine un quatuor à cordes, une clavecin­iste et trois acteurs, et con­sis­tait en un col­lage de textes dadaïstes (notam­ment de Kurt Schwit­ters) entre­coupés de textes trou­vés dans des trains (prospec­tus, pub­lic­ités, etc.). Pen­sons aus­si à cette « action » musi­cale, dans le cadre du Min­i­mal-Art- Fes­ti­val de Zurich : un pianiste jouait 840 fois de suite VEXATIONS d’Éric Satie dans une phar­ma­cie ouverte jour et nuit, au milieu de clients pour la plu­part non aver­tis. Puis Marthaler apprit ( selon ses pro­pres dires ) le théâtre comme com­pos­i­teur de musiques de scène pour d’autres avant de finale­ment devenir le met­teur en scène que l’on con­naît. Chez lui, la forme musi­cale n’est pas un ajout à la représen­ta­tion théâ­trale : elle lui préex­iste et la sous-tend – c’est la théâ­tral­ité qui est venue s’injecter dans une nature musi­cale pre­mière. Et la choral­ité fonde ses spec­ta­cles, con­struc­tions ryth­miques et véri­ta­bles par­ti­tions à plusieurs voix.

«…je n’aime pas les acteurs qui entrent en scène pour leur grand mono­logue, ou pour une scène de duel, qui ges­tic­u­lent et s’excitent sur scène pour finir dans les bras l’un de l’autre en pleu­rant. Je n’aime pas le théâtre dans ce sens-là. Mais quand on n’a pas tout ce mou­ve­ment ? C’est une chose incroy­able d’arriver dans des espaces où des gens sont assis ou atten­dent — qu’ils espèrent con­tin­uer leur voy­age ou qu’ils espèrent la fin. Ce sont des moments immen­sé­ment théâ­traux. Il n’y a d’ailleurs pas qu’en Suisse qu’on peut voir ça : partout, à Berlin aus­si, dans cer­tains cafés, dans tous les espaces où des gens sont assis, à bonne dis­tance les uns des autres. Par­fois quelques phras­es sont lâchées, puis à nou­veau le silence. Puis à nou­veau une phrase. Ce sont sou­vent des choses tout à fait banales, mais toute cette struc­ture est pour moi ter­ri­ble­ment théâ­trale. Quand une phrase rompt ce silence, elle prend une sig­ni­fi­ca­tion énorme. Quand on entend des mots comme « Ah » ou « Il est telle­ment con », on ne peut pas s’empêcher de rire, parce qu’on se demande com­ment il se fait qu’une phrase aus­si bête soit placée avec autant de net­teté. Quand on songe qu’ils sont restés assis aus­si longtemps, qu’ils ont réfléchi aus­si longtemps à une phrase comme ça, avant de la dire, c’est évidem­ment dou­ble­ment triste ; mais peut-être est-ce juste une minus­cule érup­tion vol­canique, et il en sort quelque chose de com­plète­ment dif­férent de ce qu’on pou­vait atten­dre. C’est quelque chose qui me fascine dans le théâtre. Dans ce sens, on ne peut pas se con­tenter de laiss­er les gens debout, et c’est pour cela qu’il y a tou­jours [dans mes spec­ta­cles] des chais­es, des tables, des bancs (…), des lits. Ce sont des sit­u­a­tions dont on ne pense jamais qu’elles sont faites pour le théâtre. » (C. Marthaler, entre­tien, 1994)

La scène n’est pas, chez Marthaler, un lieu que l’on tra­verse et où l’on représente un con­flit. C’est un lieu où l’on est, en attente, dans un temps sus­pendu ou, plus encore, inter­rompu. Les per­son­nages y sont réu­nis, comme par hasard, dans de vastes espaces clos (créés par Anna Viebrock), espaces d’attente – hall, salle d’attente, salle à manger, cab­ine d’avion équipée de poignées d’autobus… –, dans un rap­port qui inverse celui de la crise et de l’action dra­ma­tique. « Ses per­son­nages s’esquivent. Ils ne voudraient même pas être sur la scène. Dès qu’on les entraîne dans une action quel­conque, ils sont gênés et essayent de s’éclipser » ( S. Carp ). Cette nos­tal­gie de l’effacement – glisse­ment hors scène ou dilu­tion dans un mur­mure choral – qui guette les per­son­nages, inter­roge en retour le spec­ta­teur : arrivé comme par hasard, il regarde une com­mu­nauté qui sem­ble l’avoir précédé. Chez Marthaler, ce sont les spec­ta­teurs qui entrent, non pas les per­son­nages. Ceux-ci sont déjà là, ils atten­dent, ils espèrent, ils répè­tent les mêmes actions dans une sorte de désœu­vre­ment, troué par moments d’accélération lorsqu’ils répon­dent, dans des bouf­fées d’activité pavlovi­ennes, à des con­signes ou des sig­naux anonymes. Dans MURX, les pen­sion­naires d’une improb­a­ble entre­prise col­lec­tivisée se lèvent comme un seul homme à l’appel d’une sirène, som­més de gag­n­er les lava­bos puis de repren­dre sage­ment leur place à table. La répéti­tiv­ité fonde le comique et la mélan­col­ie, ryth­mique­ment. Les instants de rup­ture, qui scan­dent le temps sous l’effet d’une main invis­i­ble, sont « orchestrés » peu à peu en rit­uels et réin­tè­grent ain­si le con­tin­u­um tout-puis­sant de la durée. La répéti­tiv­ité per­met égale­ment une har­monie de l’ensemble, dont chaque par­tie, prise isolé­ment, sem­ble pour­tant désac­cordée, comme une bulle d’autisme coupée du reste. Le rythme musi­cal invente une langue physique, plas­tique, partagée par une com­mu­nauté en deçà de toute com­mu­ni­ca­tion. « Par ses rythmes, il racon­te un état d’âme col­lec­tif prenant la forme d’un cauchemar névro­tique. ( … ) Les per­son­nages atten­dent, la vie durant, quelque chose qui ne leur arrive jamais. Les per­son­nages répè­tent tou­jours les mêmes actions, comme soumis à un accord névro­tique com­mun. Par­fois des trou­bles dra­maturgiques se pro­duisent suite à la chute d’un pot de fleurs ou d’un verre ; puis tout le monde retombe dans le même état d’âme dévoué » ( S. Carp ). La struc­ture musi­cale des spec­ta­cles de Marthaler des­sine ain­si une ambiance, une couleur, une humeur. C’est la lenteur, tra­ver­sée de soubre­sauts, d’emballements momen­tanés, qui la car­ac­térise : une dra­maturgie de l’état, plutôt que de l’action. Et le chœur, chez Marthaler, c’est celui créé par un temps arrêté (au fond de la scène de MURX fig­u­rait l’inscription « Pour que le temps ne s’arrête pas » ; les let­tres mal fixées se détachaient et tombaient au fil du spec­ta­cle): un temps étale, troué d’éruptions.

On y chante par moments, seul ou ensem­ble. Les spec­ta­cles de Marthaler pour­raient appa­raître ain­si comme des comédies musi­cales désaf­fec­tées : minées par les couacs, les ratages, les déra­pages… Et les chutes : on y tombe sou­vent – c’est même une « spé­cial­ité ». La chute rap­proche, et dif­féren­cie à la fois : cha­cun a sa manière de tomber, mais sous l’effet de l’incident extérieur – tan­gage du navire ( LA NUIT DES ROIS ) ou appel d’air ( LES SPÉCIALISTES ) – on tombe ensem­ble. Et la chute est au fonde­ment du bur­lesque martha­le­rien, bur­lesque redou­blé par l’impassibilité de ses per­son­nages bal­lot­tés mais insub­mersibles, con­stru­isant ain­si le para­doxe d’une grav­ité légère, celle de ces chœurs désœu­vrés.

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Sacha Zilberfarb
Sacha Zilberfarb est traducteur; il est également membre du comité de rédaction de la revue...Plus d'info
Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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