Battements de chœur. Einar Schleef, une biographie théâtrale

Battements de chœur. Einar Schleef, une biographie théâtrale

Le 21 Oct 2003
VERRATENES VOLK, mise en scène d’Einar Schleef. Photo David Baltzer.
VERRATENES VOLK, mise en scène d’Einar Schleef. Photo David Baltzer.

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VERRATENES VOLK, mise en scène d’Einar Schleef. Photo David Baltzer.
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Aux quelques per­son­nes qu’il m’arrive par­fois d’envier, appar­tient Einar Schleef. J’admire la lib­erté avec laque­lle il abor­de les con­traintes aux­quelles l’expose son tal­ent. Son tal­ent lui vient de l’empire des mères, qui est l’empire des néces­sités. (…)

Son théâtre : un nou­v­el espace de jeu entre Eschyle et la cul­ture pop, qui fait du chœur le pro­tag­o­niste – parce qu’il ne peut accepter l’idée d’un pro­tag­o­niste né de l’asservissement de la femme.1

Hein­er Müller.

EINAR SCHLEEF, homme de théâtre excep­tion­nel et géant frag­ile, con­nut une exis­tence mar­quée par la soli­tude, la résis­tance, l’inquiétude, le goût voire le besoin vorace d’excès de toutes natures et l’insatiable soif d’absolu – un tra­jet, par­fois grotesque, tou­jours trag­ique, qui relate l’histoire d’un artiste sans domi­cile fixe, ses errances, son exil per­ma­nent et, finale­ment, son triste retour au bercail.

Né en jan­vi­er 1944 à Sanger­hausen, Schleef vient d’une con­trée est-alle­mande où les mythes sont tou­jours vivants. Mal­gré l’opprimante pau­vreté de ce pays, qui incite le jeune Schleef à par­tir, le sol mis­éreux qu’il laisse der­rière lui, tel un par­adis per­du, restera à jamais ancré en lui. Il emporte avec lui la vio­lence d’un amour de et pour la langue – la langue mater­nelle et, surtout, la langue-mère, langue de la mère, rocailleuse et drue, si pro­fondé­ment liée à cette région… Han­té par le sou­venir de la langue2, de la mère, de ces mythes de son enfance, Schleef se jette à corps per­du dans le théâtre, à la recherche d’une nou­velle famille, d’un lien, d’un refuge – d’un idéal et de nou­veaux dieux…

L’artiste est fasciné par la tragédie. Il est frap­pé par l’idée que « l’éviction de la femme et l’éviction du chœur sont intime­ment liées à l’expulsion de la con­science trag­ique, comme si la con­science trag­ique, revenant sur scène, s’avérait un domaine féminin et con­sti­tu­ait par cette pré­ten­tion même l’essence de notre con­flit con­tin­uel,» écrit-il dans son essai mon­u­men­tal DROGUE, FAUST, PARSIFAL. « La ten­ta­tive – menée à l’encontre des clas­siques – de faire revivre l’idée du chœur antique, de par­venir à réin­tro­duire la femme dans le con­flit cen­tral, a été pra­tiquée par beau­coup de gens de théâtre, mais ces essais échouent face aux change­ments inces­sants des sit­u­a­tions poli­tiques (…). Ain­si se répète cette con­stel­la­tion antique où Élec­tre se retrou­ve, la nuit, devant le palais, ce palais où elle est née, qui l’a rejetée. Elle y revient, par soif de vengeance et de meurtre. Der­rière elle se dressent les dieux, égale­ment exclus, qui deman­dent à entr­er : et leurs cris emplis­sent la demeure.3 »

Schleef, de façon obstinée et inlass­able, réin­tro­duira la femme et le chœur au cen­tre de son théâtre trag­ique.

Einar Schleef – met­teur en scène, scéno­graphe, pein­tre et auteur – a vécu dans et avec le théâtre. Il n’a pas sim­ple­ment fait du théâtre, il s’est essayé, s’est cher­ché au tra­vers du théâtre pour ( s’ ) accom­plir, pour réalis­er sa vision du théâtre.

Karl von Appen, scéno­graphe de Bertolt Brecht, accepte le jeune homme rebelle dans sa classe à l’Académie des Arts à Berlin. À vingt-huit ans, Einar Schleef réalise sa pre­mière scéno­gra­phie à la Volks­bühne am Rosa-Lux­em­burg-Platz4 et un an plus tard déjà, en 1973, il se retrou­ve au Berlin­er Ensem­ble où Ruth Berghaus5 tente d’insuffler un renou­veau artis­tique en mis­ant sur de jeunes tal­ents. Hein­er Müller y est alors dra­maturge. Schleef trou­ve un com­plice en un autre artiste de sa généra­tion, B. K. Tragelehn. Ensem­ble, ils sig­nent trois mis­es en scène pour lesquelles Schleef crée égale­ment la scéno­gra­phie : KATZGRABEN de Strittmat­ter, L’ÉVEIL DU PRINTEMPS de Wedekind et MADEMOISELLE JULIE de Strind­berg. Mais MADEMOISELLE JULIE out­repasse toutes les lim­ites esthé­tiques et idéologiques du « réal­isme social­iste » : la scène est vide, la salle même est tra­ver­sée par une passerelle6 ; le jeu est poussé jusqu’aux extrêmes du grotesque ; soix­ante jeunes envahissent la scène en dansant au rythme d’un groupe rock qui accom­pa­gne la scène d’amour cen­trale – au cours de la scène, ils matent, puis attaque­nt le cou­ple : agres­sion, viol. À la fin, Julie s’en va, pas­sant par-dessus la tête des spec­ta­teurs, en emprun­tant les dos des sièges du parterre, pour sor­tir par la grande porte. Pour Schleef, ce n’est pas là un chemin qui la mène à la mort, mais à l’incertitude du futur – une métaphore du chemin qu’il emprun­tera lui-même en 1976 : après quelques représen­ta­tions, MADEMOISELLE JULIE est inter­dite. Il n’y a plus de tra­vail pour Schleef, ni au Berlin­er Ensem­ble, ni dans aucun autre théâtre en RDA. Et à la fin d’un engage­ment inachevé7 àVi­enne, Schleef décide tout sim­ple­ment de ne pas ren­tr­er. Il s’établit à Berlin-Ouest. Un virage dif­fi­cile : il lui fau­dra atten­dre dix ans avant de pou­voir con­tin­uer son tra­vail théâ­tral.

Son activ­ité artis­tique, réduite à la soli­tude, ne se tar­it pas pour autant : Schleef s’adonne à la pein­ture, à la pho­togra­phie et à l’écriture. En 1980 et en 1984, parais­sent les deux tomes du roman mon­u­men­tal qu’il a con­sacré à la vie de sa mère. Il pub­lie égale­ment plusieurs nou­velles et des pièces de théâtre.

Après de vaines trac­ta­tions avec plusieurs théâtres, finale­ment, en automne 1985, Schleef trou­ve en Gün­ther Rüh­le, le nou­veau directeur du théâtre de Franc­fort8, un homme prêt à pari­er sur lui, qui relève le défi pro­posé par ce per­tur­ba­teur. En cinq ans, dans ce lieu sym­bol­ique ancré dans la ville de nais­sance de son père, Schleef, le créa­teur exilé, réalis­era six mis­es en scène. Rüh­le se sou­vient : « Il (…) inten­si­fi­ait, épais­sis­sait, agran­dis­sait la réal­ité et don­nait une forme à sa sur­charge. Il alour­dis­sait le trait, don­nant du vol­ume à ses impres­sions. Il est devenu égale­ment son pro­pre dra­maturge, offrant de nou­veaux con­tenus à des pièces usées, de nou­velles formes à des pièces tortueuses, il pen­sait en ter­mes d’espace, de corps, de mou­ve­ment et de langue et, par­tant de là, il créait des images (…). Ses mis­es en scène deve­naient une pro­jec­tion de ce qu’il perce­vait dans les textes. Il ne s’agissait pas d’«adaptations », mais de trans-for­ma­tions qui préser­vaient les textes. Son éru­di­tion aigu­i­sait son « regard dif­férent ». « Chang­er les per­spec­tives », demandait Niet­zsche ; Schleef le (com)prit comme une mis­sion. Il avait tout dans sa main : le choix des pièces, la scéno­gra­phie, le cos­tume, la musique, la choré­gra­phie, la mise en scène. (…) Schleef avait le « regard antique », son sché­ma de base était la tragédie antique, la con­fronta­tion entre chœur et pro­tag­o­niste, le pathos dialec­ti­co-rhé­torique de leurs com­bats, la fig­u­ra­tion abstraite de leurs per­son­nages, le fond musi­cal des voix, la sta­tique dynamique des scènes, l’alternance entre rit­uels col­lec­tifs et mono­logues au cen­tre de la scène. Même dans les formes tar­dives du drame bour­geois – dans AVANT LE LEVER DU SOLEIL de Haupt­mann, dans PUNTILA de Brecht – il décèle cette struc­ture de base. Ain­si con­t­a­m­iné par les grandes formes des Anciens, il a intro­duit des tech­niques expres­sives qui, presque per­dues dans le théâtre bour­geois, sont encore con­servées dans l’oratorio, dans l’opéra : les arias, les duos, les trios, les chœurs lyriques ou syn­copés, voire martelés, les chants enflés et les sonorités sin­gulières ; ses mis­es en scène vivent de la com­po­si­tion des voix, d’un par­ler presque fugué, de phras­es dé-ryth­mées et mul­ti­pliées, d’intensifications orgiaques des mou­ve­ments, sons et mots : des choré­gra­phies de groupe, des solos acro­ba­tiques furent insérés, comme s’il s’agissait de jeux éclairant le jeu. On fait l’expérience de la vigueur de corps mas­culins, de l’élégance de corps féminins, jeunes et matures, mais aus­si de la mis­ère de corps vieil­lis­sants. Par­mi ces options, beau­coup furent poussées jusqu’à l’épuisement. Au développe­ment du jeu dis­ci­pliné, organ­isé à l’extrême, cor­re­spondait la maîtrise des dimen­sions et des dis­tances spa­tiales, à la monot­o­nie [délibérée] il oppo­sait l’esthétique raf­finée des cos­tumes et des voix. Ain­si, ses mis­es en scène de Franc­fort dev­in­rent des événe­ments acous­tiques et ryth­miques du corps et de l’espace, trans­posant les œuvres de manière obstinée et indocile pour don­ner la total­ité d’une grande image vivante. » 9

En 1986, Schleef com­mence sa pre­mière sai­son à Franc­fort par la mise en scène de sa pièce MÜTTER ( MÈRES ), con­sti­tuée et écrite à par­tir de SEPT CONTRE THÈBES d’Eschyle et des SUPPLIANTES d’Euripide. Mais Schleef inverse l’organisation tem­porelle du mythe : le deuil des morts précède la tragédie dans laque­lle on déclare la guerre – et ren­force ain­si le car­ac­tère inéluctable de la spi­rale qui mène de la guerre à la mort et du deuil au meurtre et à la vengeance. Les mères, femmes en deuil, gar­di­ennes de la mort – et de la vie –, d’abord soumis­es en tant qu’émigrées, ser­vantes ou bal­ayeuses du tem­ple, devi­en­nent, au fur et à mesure du développe­ment dra­ma­tique imposé par Schleef, inci­ta­tri­ces furieuses d’une nou­velle guerre, pour finir, elles-mêmes ouvrières en uni­forme gris… main d’œuvre de l’industrie d’armement ?

Pour cette pro­duc­tion, Schleef engage soix­ante femmes, en grande par­tie des actri­ces non pro­fes­sion- nelles, sou­vent étrangères venant de tous hori­zons cul­turels, qui con­stitueront le chœur. Après dix représen­ta­tions, la pièce est retirée du pro­gramme. « La prin­ci­pale cause du scan­dale était ce rit­uel de deuil des mères, lorsqu’elles pleurent les fils qu’elles ont elles-mêmes envoyés à la guerre. Elles s’y adon­naient jusqu’à ce que la salle se soit vidée de moitié10 », résume le dra­maturge Carl Hege­mannn. « Les gens sor­taient et dis­aient : ce n’est plus du théâtre. Et c’est vrai, ce n’était pas du théâtre, c’était l’exécution d’un rit­uel » pour­suit-il. « Sur scène, s’exprimait tout sim­ple­ment le cha­grin et ce, à tra­vers des sonorités que l’on entend peut-être encore dans des cam­pagnes, quelque part en Turquie ou en Grèce. (…) Schleef a mis la réal­ité sur scène. Il a don­né à voir des événe­ments qui n’étaient pas joués. Il a pro­fané le rit­uel. C’est dans ce sens que les gens avaient rai­son de dire que ce n’est plus du théâtre.11 »

Schleef, en trans­gres­sant les lim­ites du théâtre et de la théâ­tral­ité, décale les lim­ites du réel, de la réal­ité.

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Crista Mittelsteiner
Crista Mittelsteiner est metteuse en scène et traductrice. Chargée de cours à l’Institut d’Études Théâtrales...Plus d'info
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