ALTERNATIVES THÉÂTRALES : Dans le théâtre russe, la figure du chœur semble être fréquente. Dodine, dont vous avez suivi le parcours de près depuis de nombreuses années, la convoque aussi, à sa manière. Comment avez-vous découvert le travail de ce metteur en scène ?
Patrick Sommier : J’ai d’abord assisté à sa mise en scène du texte de Galine LES ÉTOILES DANS LE CIEL DU MATIN en 1987, en Union Soviétique, puis à celle de FRÈRES ET SŒURS qui a ensuite été invitée par le Festival d’Automne à Paris en 1988. Cette pièce adaptée du roman d’Abramov était extrêmement critique envers le pouvoir, et que l’Union Soviétique ait accepté ce spectacle reste mystérieux. Je pense que l’on considérait alors que cela ne dépassait pas les limites de la « critique positive ». J’ai été extrêmement surpris par ce spectacle, car il accumulait tout ce qui était « théâtralement incorrect » pour nous : une choralité, un quasi-naturalisme, un caractère épique et didactique. Il concentrait tout ce qu’on ne voulait plus faire au théâtre en France depuis l’époque des grandes compagnies de la décentralisation. Puis en 1990,j’ai entendu parler de GAUDEAMUS, un spectacle de Dodine qui était alors très controversé. À Leningrad, les représentations se passaient plutôt mal. Tous les soirs des gens quittaient la salle, scandalisés que l’on puisse attaquer l’armée, pour laquelle il y a un véritable culte en Russie. Lorsque j’ai vu la pièce, j’ai immédiatement décidé de la faire venir en France. Il faut savoir qu’à ce moment-là, Dodine n’accordait pas beaucoup d’importance à ce spectacle, pour lui ce n’était qu’un simple travail d’étudiants de son institut. Beaucoup le considéraient seulement comme une pochade sympathique. Par la suite, le spectacle a été joué sur les cinq continents, il a rassemblé un public invraisemblable et connu un succès mondial. Après cela, j’ai passé à Dodine une commande d’œuvre, CLAUSTROPHOBIA, qui a été créée en 1994 à Bobigny.
A. T. : L’image que l’on a du chœur dans le théâtre d’Union Soviétique est plutôt celle d’un groupe homogène, où rien ne dépasse de la masse, métaphore d’une communauté parfaite et parfaitement utopique.
P. S. : On peut voir ce genre de chœur comme la prolongation de ce qu’était l’«homo sovieticus ». Ce qu’on pouvait percevoir ici de la Russie, jusqu’aux années Brejnev, c’était des chœurs immenses, qui sonnaient toujours faux. On savait que derrière ces sourires partagés, cette solidarité de façade, c’était exactement l’inverse qui existait. Dodine le montre très justement dans FRÈRES ET SŒURS. Le spectacle commence par la projection d’un film de propagande stalinienne ( LES COSAQUES DU KOUBAN ), qui met en scène la vie si merveilleuse des paysans qui moissonnent en chantant en chœur, tous bien nourris… jusqu’à ce qu’un acteur demande ce qu’il reste à manger, et qu’un autre lui réponde : il n’y a plus que de la mousse !
A. T. : Dans le théâtre de Dodine, le chœur n’est pas une masse figée mais mouvante, il se compose et se décompose sous nos yeux, et laisse apparaître des individualités. Il n’est pas un effacement, mais une accumulation d’identités, avec toutes les tensions que cela peut engendrer.
P. S. : Dans GAUDEAMUS, il est très clair que le chœur est une somme de destins tragiques. Dans CLAUSTRO- PHOBIA, c’est autre chose, l’individu y est moins repérable, il prend déjà ses distances avec le groupe. C’est déjà un spectacle de la perestroïka, qui observe l’«homo sovieticus » avec un humour féroce, ceci dit sans couper les ponts avec le passé communiste. Il s’agit précisément d’une fable critique sur ce chœur, sur cette société des faux- semblants.
A. T. : Dodine a en effet une attitude critique par rapport au chœur soviétique. Il ne donne pas du tout l’image d’un bien-être, d’un bonheur d’être en chœur. Il montre des individus qui cherchent à s’en échapper, et qui finissent toujours par y être à nouveau absorbés.
P. S. : Il s’agit toujours de la société qui broie l’individu. L’utilisation du chœur, que ce soit pour représenter une communauté villageoise ou un bataillon de construction, montre l’impossibilité d’avoir un destin individuel en Russie, aujourd’hui encore. Il n’y a pas de place pour l’individu dans ce pays. GAUDEAMUS est une démonstration éclatante de ce qu’était l’homme soviétique. Dans le spectacle, un officier lit à voix haute un manuel traitant de la façon dont les soldats doivent saluer, et les hommes du bataillon s’exécutent en une sorte de ballet grotesque. Chaque soldat, de mauvaise grâce, se plie à la discipline, sans laquelle le groupe ne peut exister. Mais dans le même temps, il est comme l’élève de Prévert au fond de la classe qui regarde par la fenêtre. Il y a ces deux aspects chez l’homme russe. Il fait semblant d’être avec les autres et en même temps il regarde ailleurs. C’est un homme à deux têtes, un Janus.
A. T. : D’un côté il disparaît dans le chœur, et de l’autre côté il est complètement individualiste. On a l’impression qu’il y a en Russie à la fois une fascination et une horreur du chœur.
P. S. : La Russie est aujourd’hui un pays cruellement individualiste, où il n’existe pas de véritable communauté humaine. Toutes les nuits à Moscou des gens meurent de froid, et personne ne les secourt. Cette société s’est tellement auto-représentée sous les traits d’un collectif triomphant et harmonieux, qu’elle a détruit toute possibilité pour l’homme de croire un seul instant en une réelle solidarité, en une véritable communauté humaine. Aujourd’hui en Russie, personne ne fait confiance à personne, et c’est bien normal. Quand pendant des générations on a été dénoncé par son propre voisin, que peut-on faire, à part faire semblant ? Je crois qu’entre l’individualisme et le faux-semblant choral, il y a un intermédiaire, qui est la solidarité du désespoir. Il faut être ensemble, car il n’y a pas d’autre issue, se placer hors du groupe représente un risque mortel. Dans le bataillon, tu n’as pas le choix.
A. T. : Dans quelle mesure est-ce que le jeu choral entraîne des modifications dans le travail de l’acteur ?
P. S. : Le travail choral laisse très peu d’espace à l’acteur. C’est un exercice de virtuosité, qui demande d’être toujours en alerte et en osmose avec le groupe. Des centaines de fils invisibles relient tous les comédiens entre eux. Cela ne peut exister qu’avec une discipline et une disponibilité totale. Le chœur chez Dodine est atonal : chacun joue une partition différente mais au bout du compte c’est une seule et même partition que l’on entend.
A. T. : En 1997, à St Petersbourg, Georges Lavaudant a mis en scène REFLETS, une version russe du spectacle LUMIÈRES, avec les acteurs du Théâtre Maly. Le chœur formé par ces acteurs de Dodine était-il différent ?
P. S. : Chez Lavaudant, le chœur n’est pas du tout le même que chez Dodine. On sent qu’il s’agit d’une troupe. Il y a une histoire commune dont quelques bribes nous sont révélées, un passé qui lie chacun dans une solidarité ancienne. Il y a peut-être une notion de destin commun, une humanité en marche, mais qui ne sait pas où elle va. Ce travail a permis de découvrir les comédiens du Théâtre Maly sous un angle nouveau. Ce que Lavaudant leur demandait allait à l’inverse des principes mêmes du théâtre russe, c’est-à-dire une approche psychologique de construction du personnage. Deux écoles de théâtre radicalement opposées se sont rencontrées avec bonheur dans ce spectacle. Le chœur, constitué d’hommes à la valise et au chapeau, n’était plus vraiment un chœur, mais plutôt un rassemblement d’êtres errants. Et si tu erres, c’est bien que tu as été chassé du chœur.
Propos recueillis par Georges Banu et Claire Ruffin.