C’est de longue date que le Groupov a pratiqué l’emploi du chœur dans ses créations. Le numéro 67 – 68 d’Alternatives théâtrales consacré à RWANDA 94 comprend une étude sur les similitudes et les différences de cet emploi dans L’ANNONCE FAITE À MARIE de Paul Claudel, LA MÈRE de Brecht et TRASH (A LONELY PRAYER) de Marie-France Collard et Jacques Delcuvellerie, c’est-à-dire les spectacles du triptyque « Vérité » précédant RWANDA 94. Cet article avait d’abord été publié par la revue « rue des Usines » de la Fondation Jacques Gueux.
A FORME CHORALE travaille RWANDA 1994 de part en part. Scéniquement, par son dispositif et ses mises en place ; musicalement, par l’ensemble des compositions mettant aux prises chœur et orchestre ; poétiquement, par l’écriture versifiée de textes qui circulent, certes, à travers des individualités mais, le plus souvent, constituent avant tout le verbe d’une même collectivité.
Cette prédominance tient sans doute aux intentions de l’œuvre dont nous avons ainsi résumé le projet : « une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants ». On remarquera que les destinataires de cette « tentative », comme toujours à la fois réels et imaginaires, sont deux groupes, simplement mais extrêmement tranchés : les morts du Rwanda et les vivants de toute la famille humaine. Et ceux qui s’adressent à eux forment également une entité plurielle : le Groupov et les artistes associés pour la circonstance. Qu’un collectif prenant pour interlocuteurs deux collectivités se trouve prédisposé à l’emploi de la forme chorale n’est pas obligatoire, mais cela y incline fortement.
Par ailleurs, et plus profondément, je trouve dans ce dispositif une correspondance essentielle à ce que le chœur représente, quel que soit l’univers dramaturgique où il est employé. Le chœur est toujours une délégation. Il l’est, d’abord, dans la même mesure que tout personnage de théâtre : l’auteur et, à travers lui, toute une époque, s’y délèguent jusqu’à un certain point. Mais le chœur s’établit également comme la partie représentative d’un tout que la scène ne peut accueillir : notables thébains ou captives troyennes de l’Antiquité, ouvriers conscients délégués du prolétariat chez Brecht, etc. Qui recourt à l’usage du chœur postule donc, d’emblée, la dimension collective de l’écriture qu’il entreprend, il ne s’exprime plus seulement dans la singularité de sa personnalité mais, sans qu’il soit en rien requis d’abdiquer celle-ci, tente d’envisager les choses du point de vue d’un ou de plusieurs ensembles, et situe nécessairement cette parole dans le champ de l’histoire. Davantage : on pourrait dire qu’il se sent astreint à situer cette écriture dans la perspective de la postérité : comme d’un jugement dont il désire prendre à témoin non seulement les citoyens de son temps mais les générations futures. On en connaît l’exemple chimiquement pur avec LES PERSES d’Eschyle, où cet homme qui a lui-même combattu comme soldat ces ennemis redoutables, les pose – d’un point de vue grec, bien sûr – en sujet d’une pièce admirable où leur dignité et leur humanité se trouvent pleinement respectées, mais qui condamne pour jamais l’ambition démesurée de Xerxès. Le chœur entraîne naturellement à une sorte de procès historique. Plusieurs milliers d’années plus tard, ce même type d’attitude inspire L’INSTRUCTION de Peter Weiss, certaines pièces d’Aimé Césaire, etc.
Celui qui conçoit le théâtre avec chœur doit donc répondre à deux exigences. Distinguer, au-delà des différences mais sans les nier, ce qui unit suffisamment une entité collective pour qu’il soit justifié qu’elle s’exprime d’une seule voix. Et se transformer au point que cette parole collective puisse advenir à travers lui.