Le testament du Phénix

Le testament du Phénix

Le 26 Mai 1991

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Article publié pour le numéro
Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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STREHLER a sou­vent dit qu’il met­trait un point final à sa car­rière de met­teur en scène en mon­tant l’UNE DES DERNIÈRES SOIRÉES DE CARNAVAL, pièce dans laque­lle Car­lo Goldoni fait ses adieux à son pub­lic avant de quit­ter Venise pour Paris. Par ce choix, à tra­vers lequel il organ­ise une rêver­ie autour de son spec­ta­cle ultime, Strehler attribue à Goldoni une fonc­tion sym­bol­ique de passeur : c’est à Goldoni qu’il revient de guider le met­teur en scène vers l’inéluctable pas­sage final, après lui avoir per­mis de franchir le pas­sage hasardeux du com­mence­ment. Il est indé­ni­able que le suc­cès immé­di­at de la mise en scène du SERVITEUR DE DEUX MAÎTRES, réal­isée en 47 lors de la sai­son inau­gu­rale du Pic­co­lo Teatro de Milan, fut le vrai départ de la car­rière de Strehler. Au fil des ans, il a pro­posé plusieurs ver­sions dif­férentes de ce spec­ta­cle qui témoignent de l’évolution d’une pra­tique comme si un retour péri­odique à ce tra­vail était l’étape néces­saire où puis­er l’énergie pour affron­ter de nou­velles créa­tions théâ­trales. Ce spec­ta­cle, cent fois remis sur le méti­er, finit d’ailleurs par créer dans l’e­sprit du pub­lic une con­fu­sion entre l’au­teur de la pièce et son met­teur en scène : LE SERVITEUR DE DEUX MAÎTRES de Goldoni devint l’Ar­le­quin de Strehler. Et puis en 87, arri­va l’heure de la sépa­ra­tion et, pour le quar­an­tième anniver­saire de la fon­da­tion du Pic­co­lo, Strehler pro­posa une nou­velle mise en scène de son spec­ta­cle fétiche qu’il présen­ta au pub­lic comme étant la « Ver­sion des adieux ». En guise d’hom­mage, il fal­lait ren­dre Arle­quin à Goldoni : aus­si l’ac­tion se déroulait-elle sur une scène blanche dépouil­lée de toute sur­charge nar­ra­tive, à l’exception d’une ponc­tu­a­tion ryth­mique assumée par des par­avents qui scan­daient l’espace. Sur le fil, tra­ver­sant de part en part la scène, en lui con­férant une dimen­sion épique, un signe ténu, presque imper­cep­ti­ble ren­voy­ait nos­tal­gique­ment à un autre spec­ta­cle goldonien, LE CAMPIELLO : un ser­pentin rouge, léger et soli­taire, comme une sig­na­ture dis­crète du met­teur en scène.

Cette sig­na­ture sem­blait réitér­er, à la fin du périple de ce spec­ta­cle, la foi de Strehler dans un théâtre qui fasse advenir la poésie, à tra­vers la beauté et la légèreté : une légèreté aux con­fins de la pro­fondeur, visant la mobil­ité de l’intelligence et de la sen­si­bil­ité afin d’an­nuler la pesan­teur. Cette con­cep­tion du théâtre n’est pas sans évo­quer ce que Calvi­no écrit dans son texte tes­ta­men­taire, LEÇONS AMÉRICAINES, à pro­pos du poète Gui­do Cav­al­can­ti : « Si je voulais choisir un sym­bole augu­rai pour le pas­sage au nou­veau mil­lé­naire, j’opterais pour celui ci : le saut agile et soudain du poète philosophe qui s’élève au-dessus de la pesan­teur du monde démon­trant que sa grav­ité con­tient le secret de la légèreté, tan­dis que celle qui, bruyante, agres­sive, vrom­bis­sante, est prise par beau­coup pour un signe de la vital­ité des temps, appar­tient au règne de la mort, comme un cimetière de voitures touil­lées ».

Mal­gré une inter­pré­ta­tion qui tradui­sait la vital­ité intacte de ce spec­ta­cle, cette ver­sion ultime d’Ar­le­quin por­tait l’inévitable empreinte d’une nos­tal­gie inhérente à la sépa­ra­tion, au terme de ce qui avait con­sti­tué une tranche de l’histoire du théâtre ital­ien d’après-guerre. Car les dif­férentes ver­sions de cette mise en scène ont été aus­si, en quelque sorte, des « spec­ta­cles-école » pour une bonne par­tie de ce que le théâtre ital­ien compte de comé­di­ens impor­tants, venus aigu­is­er leur art dans les rôles de Brighel­la, de Pan­talone, du Doc­teur, de Béa­trice, de Florindo et des Amoureux qui entourent le per­son­nage emblé­ma­tique d’Arlequin, incar­né, lui, pen­dant quar­ante ans par deux acteurs seule­ment. Cette ultime ver­sion était ain­si un adieu à l’aventure stim­u­lante du Pic­co­lo Teatro car si les mots de l’institution demeurent, les choses fatale­ment sont dev­enues et devien­dront dif­férentes.

L’inex­orable course du temps a rat­trapé un spec­ta­cle qui était pour­tant un défi à l’éphémère du théâtre, mais si elle en provo­qua la mort, elle ne sanc­tion­na pas pour autant la fin d’Ar­le­quin, puisque Strehler a choisi de mon­ter LE SERVITEUR DE DEUX MAÎTRES avec les élèves du cours Jacques Copeau de l’école du Pic­co­lo fondée en 87, pour couron­ner leur cycle de fin d’études.

Cet « exer­ci­ce scénique » pub­lic, comme Strehler définit lui-même ce tra­vail avec ses élèves, n’est pas une reprise de la ver­sion de 87. Au con­traire, Strehler opère un retour en arrière, en pro­posant, comme base de réflex­ion pour l’interprétation, le spec­ta­cle de 47. En optant pour la pre­mière ver­sion d’Arlequin, à tra­vers laque­lle il retrou­va et réin­ven­ta, à par­tir des travaux de Copeau et de Rein­hardt, la néan­moins très ital­i­enne Com­me­dia del­l’Arte, et non la ver­sion ultime, point d’aboutissement de sa pra­tique de met­teur en scène, Strehler choisit de trans­met­tre aux nou­velles généra­tions une forme de théâtre basée sur une prodigieuse habileté au niveau du méti­er et dont l’ap­pren­tis­sage requiert rigueur et dis­ci­pline pour acquérir rythme et maîtrise de jeu. Cet « exer­ci­ce scénique » peut alors appa­raître comme un tes­ta­ment en acte, de tra­di­tion socra­tique, d’un maître soucieux de léguer une vir­tu­osité sus­cep­ti­ble de per­me­t­tre à cette forme de théâtre de renaître de ses cen­dres.

D’ailleurs, après la ver­sion dite des « Adieux » de 87, celle-ci est bap­tisée « Bon­jour à la vie du théâtre ».

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Myriam Tanant
Agrégée de l’Université, Myriam Tanant est professeur émérite en études Théâtrales à l’Université de la...Plus d'info
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