« NOUS n’aurons plus jamais notre âme de ce soir. » À la suite de Paul Verlaine —qui, lui, bien sûr, parlait d’amour —,tout comédien, tout metteur en scène pourrait (se) dire cela, tant chaque soirée de théâtre n’est jamais « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ». Ainsi chaque soirée est-elle par principe à la fois inaugurale et testamentaire, toute représentation, d’une certaine manière, à la fois une première et une dernière. De ce moment unique où, dans le noir des soirs, quelque chose qui n’existe pas arrive, se délivre et s’enfuit, il ne reste rien pour le spectateur que le souvenir, possiblement friable, de cette miraculeuse scansion. Car, ni les peintres, ni les graveurs du temps passé, occupés à immortaliser un état précis du théâtre à une époque donnée, n’auront œuvré— et d’ailleurs, comment l’auraient-ils pu ? — pour que, même par-delà la mort des créateurs et des interprètes, demeurât la part intime du théâtre. Un geste, un regard, le grain de la peau pris dans la lumière, le corps activement capté par la géographie d’un espace… cet immense album de traces, seuls les photographes ont pu l’entreprendre. Du coup, ce qui semblait devoir être dilapidé et qui, de fait, depuis que le théâtre est théâtre, s’invente et se forge en fonction de cette disparition —, trouve sur papier mat ou glacé une façon de pérennité. Mémoire paradoxale donc, s’il en est, qui offre à l’art évanescent du metteur en scène la matière d’un héritage et qui, tentant d’étreindre le fugace, l’assigne à fixité pour l’éternité. Mais aussi, art vampire que celui de la photo de théâtre, nourri par définition d’un art « d’apport » forcément extérieur.
Bernard Morlino a un jour rencontré Antoine Virez. C’était en 78, à Ivry. Le metteur en scène travaillait à « ses » quatre Molière. Le photographe n’a plus quitté les comédiens. Par la suite, il lui est arrivé, mais pas systématiquement, de photographier d’autres spectacles d’Antoine Vitez, toujours en amoureux, plus qu’en spécialiste. C’est aussi en amoureux, et non en théoricien, qu’il parle de cela. C’est pourquoi, à l’entretien discursif nous avons préféré le fragment. Ou plutôt, des fragments, en guise de légendes à ces clichés, allant du plan fixe à l’éclat quasi subliminal.
Antoine
Je le photographiais souvent en répétition. Une fois, à Ivry, en 80, je lui ai demandé si je pouvais le prendre tout seul. 11 a totalement joué le jeu, et après, il m’a simplement dit : « On a bien travaillé ». Ce soir-là, j’ai essayé de ne pas le trahir, de célébrer l’instant, comme si je voulais le définir dans une image ; si c’est possible.
Développement
Développer une photo, c’est un peu la mettre en scène.
Portrait
Il ne faut pas que le photographe prenne le pouvoir sur le sujet. J’ai toujours préféré faire un beau portrait de Vitez qu’une belle photo signée par moi.
Testament
Antoine reprenait les mêmes spectacles, comme s’il voulait décliner l’éphémère. Electre et Faust étaient des œuvres testamentaires, des « cathédrales de signes », comme il disait.
Appareil photo
Il avait presque toujours un petit appareil dans son sac. Il prenait beaucoup d’instantanés lui-même en répétition. Était-ce un hommage à son père photographe ?
Mort
Un bon photographe est un photographe mort, car la photo se fonde sur la nostalgie. La mort du photographe décuple l’intensité du souvenir figé. Une fois disparu, il a donné ; avant, il n’a que pris. C’est donc quand je serai mort que mes photos seront bonnes. Une photo de mort est toujours chargée : n’y a‑t-il pas là un maléfice ?
Comédiens
Il y avait tout le monde : Fontana, Delsaert, Gastaldi, Valadié, Strancar, Sandre, Durand, Martin … Ils étaient tous jeunes, très jeunes. J’adorais photographier Valadié, à cause de la palette de ses expressions. Pour moi, c’était elle le Gérard Philippe de la bande. Je la suivais souvent en guettant ce quelle allait faire. Quant à Delsaert, quand je le prenais en photo, je savais qu’il ne vivrait pas vieux. J’avais fait tout un sujet sur lui : il part de chez lui pour aller jouer Alceste, il conduit sa voiture, il arrive au théâtre, il se maquille, il joue. Je savais comment il vivait et qu’il allait mourir. Il avait quelque chose de Terence Stamp, et aussi de Peter O’Toole.
Couples
J’aimais bien photographier les couples, pas tant les deux personnes, que ce qui se passe entre les deux personnages.
Ivry
C’est là que j’ai rencontré le théâtre. J’ai tout de suite senti qu’il se passait quelque chose dans ces préfabriqués. Je rôdais tout le temps avec mon Leica — je crois d’ailleurs qu’Antoine aimait bien ce côté « rôdeur » — et personne n’entendait rien.
Mouvement
J’aime bien photographier les dos, ou le mouvement.
Nuit
Les comédiens ne jouent plus. C’est la nuit totale, et la photo est toujours là.
Présent
Une photo, c’est du présent qui est mis en boîte. Il faut que le théâtre meure pour qu’on puisse la regarder.
Retrouvailles
Quand on voit une image plusieurs fois, on la mémorise ; quand on la retrouve, on est content, parce qu’on la connaît.
Seul
À des moments, je me disais que j’étais seul à voir cela.