Peau et incarnation, des impensés politiques de la scène contemporaine

Théâtre
Critique

Peau et incarnation, des impensés politiques de la scène contemporaine

Le 31 Mai 2019
Jaz de Koffi Kwahulé, mise en scène d'Alexandre Zeff, avec Ludmilla Dabo et le Mister Jazz Band – Franck Perrolle (Guitare), Gilles Normand (Basse), Louis Jeffroy (Batterie), José Lois Olympio De Campos (Saxophone) / dernières représentations au Théâtre National de Strasbourg les 3 et 4 avril 2019. © Clara Pauthier
Jaz de Koffi Kwahulé, mise en scène d'Alexandre Zeff, avec Ludmilla Dabo et le Mister Jazz Band – Franck Perrolle (Guitare), Gilles Normand (Basse), Louis Jeffroy (Batterie), José Lois Olympio De Campos (Saxophone) / dernières représentations au Théâtre National de Strasbourg les 3 et 4 avril 2019. © Clara Pauthier

La cir­cu­la­tion de la phrase dans les nerfs

Le Kung-fu[1], un spec­ta­cle écrit et joué par Dieudon­né Nian­gouna nous amène à réfléchir avec humour au phénomène d’identification qui dépasse toutes les fron­tières physiques et qui par­ticipe du plaisir à se racon­ter des his­toires. Nian­gouna se pro­jette dans Bruce Lee ou Jack­ie Chan, mais énumère aus­si des dizaines de ses héros sans jamais faire référence à la couleur de peau :

« Ne m’appelle plus Dieudon­né Nian­gouna.

Appelle-moi Jack Spar­row.

My name is Ajax.

Jake LaM­ot­ta.

 [….]

Cap­i­taine Grant.

Ivan­hoé.

Cos­ta Pin­to.

J.R.Ewing.

Saba­ta.

Jim le Gauch­er.

Blek­le Roc.

Fan­tô­mas

[…]

Guim­ba.

Lancelot.

Cal­i­bos.

Edmond Dan­tès.

Drag­on.

Kramer.

Djan­go

[…]

Simon Tem­plar

Fred­dy.

John Ram­bo.

Sarah Con­nor.

Indi­ana Jones.

[…]

Je suis Li Mu Bai.

C’est moi Ham­let le Danois !

Je suis Jean Val­jean !

Je suis Spar­ta­cus !

Appelez-moi Puck.

Alces­te !»[2]

 

Nian­gouna invite la puis­sance du théâtre à nous libér­er des apparences. Cette liste de per­son­nages hétéro­clites, qui con­voque sa cul­ture télévi­suelle et ciné­matographique, dit la vibra­tion au monde qui est la sienne et les his­toires qui le nour­ris­sent.  Ce que dit Nian­gouna, c’est qu’au théâtre, l’acteur con­go­lais, tel l’enfant qui racon­tait les films karaté ou les west­ern  peut être tour à tour tous les per­son­nages. L’acteur est un car­ac­tère, une énergie,  un flux et c’est « la cir­cu­la­tion de la phrase dans les nerfs » qui crée le per­son­nage[3]. Le jeu d’identification pour Nian­gouna est son kung-fu :

« J’ai gran­di à l’ombre des acteurs qui défi­laient comme des images sur des écrans, mais ce n’étaient pas des images c’étaient des fables.
Puis plus tard des expres­sions.
Alors je me suis aperçu qu’elles étaient là avant,

ces expres­sions,

Et qu’elles se mon­traient en fables à mes yeux,

Et qu’elles finis­saient par devenir le champ de ma ten­sion interne. »[4]

S’identifier à un per­son­nage pour un acteur ou un spec­ta­teur, ne passe pas par l’épiderme, mais par ce que l’on devrait bien plutôt appel­er le tem­péra­ment  ou « l’expression » pour repren­dre le terme de Nian­gouna, c’est pourquoi Steve, le comé­di­en du film d’Alice Diop, se pro­jette dans Dan­ton et a Lino Ven­tu­ra, Gérard Depar­dieu ou Jean Gabin pour mod­èles. Les pro­fesseurs du Cours Simon dis­suadaient Steve de jouer Dan­ton… Pour­tant « la cir­cu­la­tion de la phrase de Buch­n­er dans les nerfs » de Steve fait bel et bien enten­dre magis­trale­ment Dan­ton à la fin du film.

 Diver­sité et pen­sée colo­niale

Cette ques­tion de la car­na­tion au théâtre est d’autant plus névral­gique, que la scène est un espace d’exposition de soi pour l’acteur, mais ce ne doit pas être un espace d’exhibition des corps et des cul­tures. S’arrêter à la couleur de peau de l’acteur, eth­ni­cis­er son apparence et ne voir de lui qu’une orig­ine bien sou­vent fan­tas­mée, c’est le met­tre en sit­u­a­tion d’exhibition au sens colo­nial du terme.

C’est ain­si que les acteurs enfer­més dans une iden­tité décidée pour eux, se retrou­vent à devoir jouer des clichés et à se faire les ambas­sadeurs d’Afrique ou des Caraïbes.  Dans Quel dom­mage que tu ne sois pas plus noire Yas­mine Mod­es­tine témoigne de cette aber­ra­tion. « Tu représentes l’Afrique » lui dis­ait au Con­ser­va­toire le met­teur en scène qui lui avait con­fié le rôle de Mar­wood dans Ain­si va le Monde de William Con­greve. « Il ne s’agit même plus de jouer, explique-t-elle. Je n’avais jamais été en Afrique, per­son­ne n’est africain dans ma famille. Et me voilà pro­jetée hors de moi, hors de mon pays, hors de ma nais­sance ».[5]

Chris­tine Farenc, elle aus­si comé­di­enne métisse antil­laise, qui a analysé com­ment l’argument de la couleur de peau de dis­crim­i­nant devient dis­crim­i­na­toire, explique qu’« être Noir lorsqu’on est acteur en France, c’est porter plus que soi, plus que son tal­ent et sa voca­tion, ce serait endoss­er le rôle de l’Autre, ce serait incar­n­er vis­i­ble­ment le rap­port incon­scient et incon­fort­able d’un pays à son passé colo­nial et esclavagiste ».[6]

Abor­der la ques­tion des acteurs eth­ni­cisés sur les scènes con­tem­po­raines en réduisant l’enjeu à la représen­ta­tion de la diver­sité est une impasse. C’est le regard que l’on porte sur la dif­férence et ce qu’il recèle qu’il faut inter­roger comme le rap­pelle Valérie Goma : « Assez vite en France, la tache som­bre fait tabou : elle con­voque chez le spec­ta­teur un incon­scient lourd de cul­pa­bil­ité, où le poids d’un passé colonisa­teur s’ajoute à la con­de­scen­dance du riche envers le pau­vre, avec le com­plexe d’une supéri­or­ité plus ou moins loin­taine. Le Noir, dirait-on, sur­git sur nos scènes non comme un être à part entière, indif­féren­cié, mais comme représen­tant d’une com­mu­nauté fan­toma­tique. »[7] L’enjeu véri­ta­ble est édu­catif. Appren­dre à ne pas regarder la peau comme un signe eth­nique d’altérité exogène est le défi à relever, car la Francité n’a pas de couleur, elle a une langue, des accents et une cul­ture en partage.

Il est urgent que la scène con­tem­po­raine se pense avant tout comme un espace de représen­ta­tion du vivre ensem­ble, une dimen­sion que déploient depuis longtemps les dra­maturges afro-descen­dants de France : ils met­tent en scène des per­son­nages qui ne se définis­sent pas par leur peau, mais sont avant tout des rôles pour des acteurs. Le tra­vail dra­ma­tique de Kof­fi Kwahulé des pièces comme Mis­te­rioso-119, Big Shoot, ou encore Blue-S-Cat, répond à ces enjeux. Pas de nom de per­son­nages, juste des voix pour forcer le lecteur à aller à la ren­con­tre du rôle sans élé­ments préétab­lis, sans a pri­ori. Le théâtre de Kwahulé ne met pas en scène des Noirs ou des Blancs. Son théâtre con­voque l’humanité d’aujourd’hui et les vibra­tions du monde con­tem­po­rain. Il con­stru­it ses per­son­nages en imposant d’abord une voix qui ne sera pas sur­déter­minée par un nom, un sexe, une race. C’est la voix qui se dégage de l’ensemble vibra­toire de la pièce qui des­sine le per­son­nage et cette voix est un corps musi­cal, une vibra­tion mais pas une car­na­tion.

La ques­tion de la diver­sité sur les scènes con­tem­po­raines ne relève pas de la seule présence d’acteurs non-blancs sur les plateaux, mais bien plutôt d’une capac­ité à être à l’écoute de l’imaginaire de celui que l’on assigne à l’enclos de l’altérité au lieu de voir en lui son sem­blable. La diver­sité dans le paysage théâ­tral ne doit pas se jouer que du côté des acteurs, c’est l’ensemble des secteurs d’activité du spec­ta­cle vivant qui est con­cerné : écri­t­ure, dra­maturgie, mise en scène, scéno­gra­phie… et pas seule­ment le champ artis­tique : n’oublions pas la pro­gram­ma­tion, la pro­duc­tion,  la dif­fu­sion, la for­ma­tion… Voilà tout le sens de l’action menée par l’association « Décolonis­er les arts » qui 15 ans après le Col­lec­tif Egal­ité reprend le flam­beau et s’adresse à l’ensemble des respon­s­ables de la cul­ture en France en inter­pel­lant les insti­tu­tions et les élu-e‑s.   Au lende­main des atten­tats de 2015 à Paris, l’exclusion et la dis­crim­i­na­tion qui se lovent au creux de la cul­ture soulèvent plus que jamais une ques­tion poli­tique que pointe la let­tre ouverte aux directeurs et direc­tri­ces de théâtre pub­liée par l’association.[8]

Penser la peau sur les scènes con­tem­po­raines, c’est accepter l’altérité comme une valeur intrin­sèque au théâtre et dépass­er les apparences épithéliales pour être à l’écoute de celui que l’on croit Autre, pour partager son imag­i­naire, sa vibra­tion au monde… mais enten­dre aus­si son point de vue sur l’histoire qu’on partage, enten­dre cette his­toire depuis une autre rive. Pren­dre con­science que nous devons sor­tir de la post­colonie, c’est ne plus enfer­mer les imag­i­naires de l’altérité dans les marges exo­tiques de la créa­tion con­tem­po­raine, afin que leur inven­tiv­ité soit par­tie prenante de la cul­ture nationale et stim­ule au con­traire sa vital­ité de l’intérieur.

Con­sul­ter le som­maire du N° 133 d’Alternatives théâ­trales : en com­plé­ment de la ver­sion papi­er, de nom­breux textes et entre­tiens sont con­sulta­bles en ver­sion numérique : Dans le cadre de nos recherch­es, nous avons recueil­li des pro­pos d’artistes, de directeurs de struc­tures et de représen­tants d’institutions, en France et en Bel­gique. Ces paroles sont pas­sion­nantes, polémiques, sou­vent émou­vantes et très stim­u­lantes. Nous pub­lions en accès libre de nom­breux témoignages. Plusieurs per­son­nes ont par­ticipé active­ment à la récolte de ces témoignages : Chris­t­ian Jade, Lau­rence Van Goethem, Antoine Laubin, Nan­cy Del­halle (Alter­na­tives théâ­trales), Lisa Guez (doc­tor­ante Paris 8) et bien sûr Mar­tial Poir­son (pro­fesseur Paris 8) et Sylvie Mar­tin-Lah­mani (codi­rec­trice édi­to­ri­ale d’Alternatives théâ­trales), qui ont coor­don­né le numéro et l’enquête. http://www.alternativestheatrales.be/catalogue/revue/133


[1] Dieudon­né Nian­gouna, Le Kung-Fu, Les Soli­taires intem­pes­tifs, 2014
[2] Ibid., p. 51 – 57
[3] Dieudon­né Nian­gouna, Le Kung-Fu, Les Soli­taires intem­pes­tifs, 2014, p.19.
[4] Ibid., p. 21.
[5] Yas­mine Mod­es­tine, Quel dom­mage que tu ne sois pas plus noire, Max Milo, 2015, p.49.
[6] Chris­tine Farenc, « L’acteur français noir ou le syn­drome de Phè­dre »,  in Cul­tures noires en France : la scène et les images, sous la direc­tion de Sylvie Cha­laye, Afri­cul­tures, n°92 – 93, 2013, p.129
[7] Valérie Goma, « Le noir à la lumière : points de vue de met­teurs en scène », in Ombres de la rampe…, sous la direc­tion de Sylvie Cha­laye, Théâtre/ Pub­lic, n°172, p.67.[8] Décolonis­er les arts, extrait de la Let­tre ouverte aux directeurs et direc­tri­ces de théâtre et de fes­ti­val et aux respon­s­ables cul­turels, 1er févri­er 2016. https://www.facebook.com/decoloniserlesarts/  con­sulté le16 mars 2016

Théâtre
Critique
Dieudonné Niangouna
164
Partager
Sylvie Chalaye
Spécialiste des théâtres d'Afrique et des diasporas, anthropologue des représentations coloniales et historienne des arts...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements