Les Revenantes de Tamara Al Saadi

Théâtre
Critique

Les Revenantes de Tamara Al Saadi

Le 16 Juil 2022
Mayya Sanbar et Lula Hugot dans Istiqlal, mis en scène par Tamara Al Saadi, Théâtre des Quartiers d’Ivry, 2021. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Mayya Sanbar et Lula Hugot dans Istiqlal, mis en scène par Tamara Al Saadi, Théâtre des Quartiers d’Ivry, 2021. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Mayya Sanbar et Lula Hugot dans Istiqlal, mis en scène par Tamara Al Saadi, Théâtre des Quartiers d’Ivry, 2021. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Mayya Sanbar et Lula Hugot dans Istiqlal, mis en scène par Tamara Al Saadi, Théâtre des Quartiers d’Ivry, 2021. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 147 - Scènes contemporaines des mondes arabes
147

L’autrice et met­teuse en scène d’origine iraki­enne Tama­ra Al Saa­di, pas­sion­née par les inter­ac­tions entre sci­ences sociales et théâtre, crée Istiqlal (Indépen­dance, en arabe). Après Place (2019) qui abor­dait la dif­fi­culté de vivre avec des orig­ines mul­ti­ples à tra­vers un ques­tion­nement, empreint de soci­olo­gie, sur l’assimilation, elle signe ce spec­ta­cle poé­tique et poli­tique, en français et en arabe. Une fable sur les traces du colo­nial­isme en Irak et ses mor­sures dans l’âme et le corps des femmes. 

Com­ment con­vo­quer un passé famil­ial incon­nu et envelop­pé de silence, qui con­di­tionne le présent et dont le corps, incon­sciem­ment, porte les stig­mates ? Que peut-on appren­dre de soi en décou­vrant son his­toire famil­iale ? C’est la quête de Leïla, per­son­nage cen­tral d’Istiqlal. La jeune femme vit en France, à notre époque. Une jeunesse somme toute banale si ce n’est qu’on décou­vre qu’elle est entourée par les fan­tômes de ses aïeules iraki­ennes, dont sa mère (bien vivante et proche de sa fille) ne lui a jamais par­lé. Mais les « silences hurlent », et Leïla cherche à con­naître son passé. C’est ain­si que la jeune femme com­mence par appren­dre l’arabe grâce à Julien, son amoureux, un pho­tographe de guerre avide de recon­nais­sance, qui par­le libanais. Un intérêt pour la langue arabe que la mère de Leïla ne voit pas d’un très bon œil. « Quand tu t’appelles Julien, tu peux appren­dre l’arabe, c’est exo­tique. Quand tu t’appelles Leïla, c’est dan­gereux », explique-t-elle ain­si. Qu’importe ce que peut lui dire cette belle femme, plan­tureuse et fan­tasque, qui adore se déguis­er, le plus naturelle­ment du monde, en souris géante ou en danseuse ori­en­tale – la pétu­lante Lula Hugot – pour amuser sa fille, Leïla pour­suiv­ra sa quête. À par­tir de cinq généra­tions de femmes (Leïla, sa mère et quelques-unes de leurs ancêtres), Tama­ra Al Saa­di fait s’exprimer les mortes, les fan­tômes et les pho­togra­phies – grâce à un tra­vail cor­porel habile sur les comé­di­ens de la choré­graphe Sonia Al Khadir. On décou­vre un fan­tas­tique amené avec sub­til­ité, un « jeu de rêve1 » qui per­met, par un détour ingénieux, à ces femmes, vic­times de vio­lences, de racon­ter leurs drames. Et, ce faisant, de per­me­t­tre peut-être à Leïla de mieux com­pren­dre qui elle est. 

Il y a aus­si dans Istiqlal des gestes esthé­tiques et un sens de la fable qui rap­pel­lent le théâtre de Waj­di Mouawad. Dans cette façon, à la fois déli­cate et réal­iste, qu’a Tama­ra Al Saa­di de racon­ter par-delà le temps des his­toires longtemps tues et de les dessin­er dans l’espace avec élé­gance et sobriété. Les voix des aïeules, liées à leur petite-fille mal­gré la mort, rap­pel­lent ain­si le réc­it des femmes de Forêts dans laque­lle une jeune québé­coise par­tait à la recherche de son passé famil­ial à la mort de sa mère… La scéno­gra­phie pro­pose cette capac­ité mirac­uleuse à entraîn­er loin l’imagination du spec­ta­teur avec peu. Du sable fig­u­rant ici la cam­pagne iraki­enne, ou là quelques meubles, un apparte­ment parisien. Le tout s’appuyant sur des lumières intel­li­gentes et sub­tiles. 

Marie Tirmont et Hicham Boutahar et au second plan David Houri et Mayya Sanbar dans Istiqlal, mis en scène par Tamara Al Saadi, Théâtre des Quartiers d’Ivry, 2021. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Marie Tir­mont et Hicham Bouta­har et au sec­ond plan David Houri et Mayya San­bar dans Istiqlal, mis en scène par Tama­ra Al Saa­di, Théâtre des Quartiers d’Ivry, 2021. Pho­to Christophe Ray­naud de Lage.

Istiqlal a pour­tant été écrite en par­tie à par­tir d’enquêtes et de témoignages. Une démarche d’autant plus intel­li­gente que l’on com­prend que le pro­pos est de mon­tr­er l’impact brûlant, aujourd’hui encore, de la coloni­sa­tion sur la cul­ture. Et donc aus­si le corps et l’esprit des femmes. Qu’il s’agisse de l’aïeule qui meurt d’avoir voulu appren­dre à écrire ou de sa petite fille qui cherche à com­pren­dre d’où elle vient, Tama­ra Al Saa­di racon­te une his­toire, inspirée de son passé famil­ial, qui con­jugue les épo­ques et les langues, y com­pris visuelle­ment, grâce à une écri­t­ure scénique pas­sion­nante, qui fait enten­dre et voir la langue arabe sur le plateau – cal­ligraphiée en direct, sur de grands voiles blancs). Tama­ra Al Saa­di, comme dans Place, traduit sur scène ses ques­tion­nements intérieurs, sans jamais tomber dans un réquisi­toire stérile ni faire som­br­er sa pièce dans le car­can du mélo­drame. Istiqlal est émou­vant bien sûr : les drames des aïeules et les dif­fi­cultés de Leïla à vivre son his­toire d’amour nous touchent. Mais Tama­ra Al Saa­di ne s’enferme pas dans ce reg­istre : la pièce est aus­si pleine de drô­lerie, notam­ment lorsque l’autrice croque, non sans ten­dresse, les bour­des et les hési­ta­tions de la jeunesse. Ou lorsque des rup­tures de ton exal­tantes pour le spec­ta­teur nous font par exem­ple pass­er d’une reprise a capel­la de Lena Chamamyan sur fond de nuit étoilée dans le désert, à Dad­dy Cool de Boney M lors d’une fête parisi­enne. 

Mais la force du spec­ta­cle est d’avoir con­vo­qué des fan­tômes et d’avoir eu la finesse de les mêler aux vivants. Car le fan­tôme est le « théâtre qui doute », por­teur poten­tiel d’une révéla­tion ou tout au moins d’une ren­con­tre, comme l’écrit Monique Borie2. À tra­vers ces Iraki­ennes, dont la voix sem­ble venir de si loin, Tama­ra Al Saa­di invite en effet à écouter ou à imag­in­er la voix des mortes. Les siennes mais aus­si les nôtres. À tra­vers les revenantes de Leïla, Istiqlal esquisse la pos­si­bil­ité d’une con­so­la­tion au présent, par la con­nais­sance de son his­toire. 

  1. Jean-Pierre Sar­razac, Jeux de rêves et autres détours, Bel­val, Cir­cé, 2004. ↩︎
  2. Monique Borie, Le fan­tôme ou le théâtre qui doute, Arles, coll. Le temps du théâtre, Actes Sud, 1997 ↩︎
Théâtre
Critique
Tamara Al Saadi
Partager
Photo de Marjorie Bertin, Crédit Anthony Ravera RFI
Marjorie Bertin
Docteur en Études théâtrales, enseignante et chercheuse à la Sorbonne-Nouvelle, Marjorie Bertin est également journaliste à...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements