Pièce étonnante qu’on peut relire sans a‑priori, et en oubliant les connotations historiques trop précises (première version écrite en 33, seconde version. définitive, écrite en 38). Qu’on peut relire sans préjugés en étant simplement imbibé d’aujourd’hui : la réapparition du racisme, de l’antisémitisme. Les faux problèmes. les fausses haines dont on nous gorge bêtement : — c’est les étrangers il y a trop d’étrangers — c’est les arabes — c’est la faute aux japonais — les jeunes aujourd’hui. c’est paresseux, ça ne pense qu’à devenir chômeurs ! -
Dans une période de crise, dans un pays qui s’appelle Yahoo, au lieu de régler les vrais problèmes, on manipule adroitement la population pour que le racisme canalise les frustrations, les agressivités, les malaises. Tchiches et Tchouques : deux noms absurdes, qui ressemblent à un jeu de gosses. On camoufle l’injustice globale, on l’occulte par un problème de races : Tchouques et Tchiches, aryens et juifs, les belges et les autres, têtes rondes et têtes pointues. Car il s’agit de jouer à la guéguerre, une guéguerre qui finira par un vrai massacre. Et tout le monde sera dupé, même le dictateur de service à qui on a donné momentanément le pouvoir, et qu’on mettra au rancart dès qu’on n’aura plus besoin de lui.
Le pouvoir, le vrai, en sortira indemne, les mains propres, n’ayant rien fait, rien voulu, constatant le statu quo, et que tout était bien ; et qu’il ne fallait rien bouger ! Tous les espoirs étaient permis : rien n’a changé. Deux cents révoltés (des petits, des minables, des fermiers) seront pendus, c’est tout…
Philippe van Kessel, le metteur en scène, connaît très bien la pièce de Shakespeare, Mesure pour mesure, dans laquelle il a joué autrefois, et dont cette pièce de Brecht est une démarcation.
lbérine, c’est !‘Angelo de Mesure pour mesure. Isabelle, c·est la jeune novice que convoite Angelo. Et Philippe van Kessel, en reprenant certaines données de la version de 33 de Têtes rondes, têtes pointues, redonne toute sa force au parallélisme avec l’œuvre de Shakespeare.
Il reprend aussi à la pièce de 1933 des passages concernant les « petits.. personnages : le greffier, le juge parlent de leurs honoraires qu’ils n’ont pas reçus. Il y a aussi
dé-simplification de l’intrigue, l’ajoute d’une dimension : cette vie personnelle rendue au greffier et au juge.
Philippe van Kessel monte la pièce en abandonnant sciemment tout un côté didactique tellement connu aujourd’hui qu’il en est devenu tarte à la crème.
Respecter les classiques (Brecht est un classique), c’est non pas respecter leur moment historique, mais leur laisser vie aujourd’hui : oublier les dates 33 – 38, oublier à la limite que Brecht est Brecht. Et l’œuvre possède, sans avoir besoin de références, à elle seule, sa force, son impact, sa véracité. Certains passages sont terribles ; l’intemporalité de tout discours élitiste…
Si la fille noble se fait violer par une bande de soudards, quelle horreur, disent les grands propriétaires. Mais Il s’agit de Nanna, la pauvre fille du fermier Callas : c’est normal, disent les grands propriétaires, c·est son métier, de toute façon. elle se prostitue.
On fait croire que tout le mal de la société, que la crise vient des Tchiches. Mais dans le procès de De Guzman. quand tout devient à nouveau trop compliqué (il faut sauver le grand propriétaire De Guzman, même s’il est Tchiche), on ramène la vieille morale traditionnelle : Nanna n’est qu’une prostituée. et son père un proxénète qui a donné sa fille contre des chevaux. Ainsi, la classe dominante impose sa morale qui survalorise la vertu, la virginité, etc. face à ce q,1’elle appelle le cynisme ou le réa1isme vulgaire de la paysannerie. — Qu’est-ce que ça peut faire, pour le père ? sa fille est bien habillée, bien nourrie, elle gagne bien sa vie !
La classe dominante idéalise la classe dominée quand, et parce que ça l’arrange. Ainsi le juge demandera au fermier Callas, le père de Nanna :
“Reconnaissez-vous, dans cette fille habillée à la derniêre mode, l’enfant joyeux qui gambadait dans les champs en vous donnant la main?“
Sous-entendu : que chacun reste à sa place. Que les paysans continuent à correspondre à l’image d’Epinal qu’aime et respecte la classe dominante : pieds nus dans les champs en train de gambader joyeusement (!) dans des décors pittoresques ou dans des vêtements folkloriques. La dernière mode est réservée à la ville. (Comme ces gens qui visitent avec joie des quartiers pittoresques à Alger, Constantinople ou Kathmandou, mais qui refuseraient d’y passer une nuit. Comme ces gens qui trouvent dommage qu’on rase des quartiers pittoresques, mais qui refuseraient d’y séjourner plus d’une heure).
Le discours élitiste : « si tu n’arrives pas à t’en sortir, dis-toi que c’est ta propre faute, et non celle des autres ». (Si tu es chômeur, c’est de ta faute, n’est-ce pas?)
Le discours du pouvoir est si intelligemment ambigu que les gens s’y perdent : que chacun peut en comprendre ce qu’il a envie de comprendre (l’un que les loyers vont baisser et l’autre que les loyers vont augmenter). Preuve que le pouvoir reste une abstraction inaccessible sur laquelle les gens n·ont aucune prise réelle. Le vice-roi est un fantoche creux. D’où vient-il et où va-t-il ? Le pouvoir absolu, mais vide de sens. Le vrai pouvoir. c’est Eskahler, personnage dont on ne sait rien sinon qu’il est le grand manipulateur. Il se sert de façon géniale du discours d’lbérine : « lbérirre sait bien. que, peu versé dans l’abstraction, le p,euple cherche à mettre sur ces maux un nom et un visage… » et lbérine crée la dissension entr,e Tchiches et Tchouques, ou bien : « c’est l’abus qui est mauvais, non la puissance, façon subtile de protéger Je pouvoir ».
Quand s’écrit cet article, les répétitions n’ont fait que commencer. Mais le décor existe : une étonnante structure métallique, froide, inquiétante, raide, conçue par Jean-Marie Fiévez, réalisée par Philippe Hekkers. Montée sur tournette : proposant trois angles de vue principaux : trois lieux, deux extérieurs, la rue et la prison, et un intérieur qui peut être le tribunal ou Un lieu glacé, venu d’un futur angoissant, une structure penchée, un monde en déséquilibre permanent. Le déséquilibre solidifié, le déséquilibre Institutionnalisé.
Un décor qui tourne : énormes possibilités de jeu. Un décor dans lequel on peut grimper, qu’on peut escalader. Mais en même temps, un décor qui débouche sur rien. Des échelles qui montent vers le vide, un décor transparent. ouvert à tous les vents. Une apparence de solidité, mais…. Comment traduire mon impression ? C’est du métal, c’est solide, mais pour rien. Il est tellement évident que cette apparence de solidité penchée ne sert à rien, qu’un malaise s’installe…