Monologues indigènes

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Monologues indigènes

Le 14 Juin 1994

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Le monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives ThéâtralesLe monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives Théâtrales
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LES VOIX s’or­gan­isent et se réfléchissent les unes par rap­port aux autres, elles se don­nent à enten­dre. Où se place le point d’ac­cord entre la logorhée désar­tic­ulée d’un indi­vidu mis dans une « sit­u­a­tion émo­tive » par­ti­c­ulière et le pilote de chas­se face aux com­man­des vocales du « Rafale MO 1′», dernier avion de com­bat poly­va­lent des armées français­es ? D’une seule voix, cha­cune de ces sit­u­a­tions répond à des fonc­tions dif­férentes. Elles ont pour­tant un mode d’énon­ci­a­tion qui leur est com­mun : le mono­logue.

Le théâtre devrait être à pri­ori le « produc­teur » légitime de paroles mono­loguées, or il sem­ble que les sit­u­a­tions mono­logiques débor­dent très large­ment ce cadre, devenant même des activ­ités organ­isées, réfléchies sou­vent asso­ciées à des con­textes où l’in­ter­ac­tiv­ité, l’échange d’in­for­ma­tions, est au cen­tre. Sans forcer les traits de l’im­agerie clas­sique du « the­atrum mun­di » qui ferait du mono­logue un point d’ac­cord de plus entre théâtre et vie sociale, la mise en œuvre de la parole mono­loguée est aujour­d’hui une pra­tique régulière, rit­u­al­isée, nor­mée ; la mise en scène des voix et des corps s’établit comme une pra­tique sociale et poli­tique qui donne à voir le mono­logue sous de mul­ti­ples aspects dépas­sant très large­ment sa dimen­sion théâ­trale. Le pilote du Rafale écoute avec atten­tion les instruc­tions vocales de l’or­di­na­teur qui lui fait face ; la voix fémi­nine qui dédrama­tise et éro­tise la sit­u­a­tion est le seul « maître » à bord. La voix sig­ni­fie alors objec­tiv­ité et autorité ; en cas de dan­ger il faut la suiv­re (jusqu’à la mort). L’in­ter­ac­tiv­ité entre la machine et son util­isa­teur témoigne que « pour la pre­mière fois dans son his­toire, l’homme n’est plus le seul à pou­voir par­ler »1 ce qui donne à l’hor­loge par­lante le priv­ilège d’être à tout jamais le plus long mono­logue pos­si­ble et qui en idée ne com­porte ni début ni fin. Les mono­logues d’in­struc­tion et de mode d’emploi s’at­tachent à déréalis­er le dan­ger des tech­niques. La péd­a­gogie de l’hôtesse de l’air qui prend la parole au moment du décol­lage dans une démon­stra­tion du masque à oxygène, rit­u­al­isée par une mise en scène où la gestuelle est par­faite­ment syn­chro­nisée avec la par­ti­tion vocale, fait du mono­logue un moyen priv­ilégié des tech­niques de l’ex­pli­ca­tion. Le mono­logue devient alors une pra­tique organ­isée ; sa dimen­sion nor­ma­tive naît de sa démarche didac­tique. Le spec­ta­teur, focal­isé sur la choré­gra­phie de l’hôtesse qui mod­ule ses into­na­tions, pose avec appli­ca­tion sa voix par souci de clarté, enreg­istre les infor­ma­tions ras­sur­antes et attend patiem­ment une autre fic­tion ; celle du film qu’on lui pro­jet­tera accom­pa­g­né du casque tra­duc­teur trilingue. Ces mono­logues tech­niques, notices vocales dés­in­car­nées, sont aujour­d’hui des pra­tiques organ­isées, ils devi­en­nent les inter­cesseurs oblig­a­toires entre l’u­til­isa­teur et l’ob­jet tech­nique ; rôle sans cesse gran­dis­sant de la fig­ure de « l’in­ter­mé­di­aire », celui qui gère la com­mu­ni­ca­tion entre deux mon­des, ou qui, comme l’at­taché de presse, vante et présente le pro­duit. Le pas­sager de notre avion avant de décoller a déjà con­stru­it son par­cours dans l’aéro­port en suiv­ant les « annonces » mono­loguées qui, s’adres­sant au plus grand nom­bre, canalisent et dis­tribuent l’in­di­vidu dans l’e­space et le temps. Tout comme le mono­logue du guide touris­tique, la voix donne une cohérence à un par­cours, elle inscrit l’in­di­vidu dans le temps et l’e­space, con­duit le touriste à respecter dans tous les sens du terme les horaires, les lieux, l’his­toire. Le paysage archéologique, géo­graphique, et his­torique est objec­tivé par le guide ; on légitime son voy­age à tra­vers la cohérence du dis­cours du guide omni­scient. C’est le priv­ilège du pas­sager qui, à la dif­férence de la fig­ure du flâneur du XIXe siè­cle, voit ses tra­jec­toires con­trôlées et gérées par le mono­logue d’ex­pli­ca­tion qui plutôt que d’or­don­ner ou de dis­ci­plin­er, incite, con­seille, induit l’u­til­isa­teur à suiv­re des par­cours préétab­lis. Le mono­logue du guide ou de l’hôtesse reste l’in­ter­mé­di­aire qui assure la bonne mise en place des « con­di­tions de cir­cu­la­tion dans des espaces où les indi­vidus sont cen­sés n’in­ter­a­gir qu’avec des textes sans autres énon­ci­a­teurs que des per­son­nes « morales » ou des insti­tu­tions dont la présence se devine vague­ment ou s’af­firme plus explicite­ment, der­rière les injonc­tions, les con­seils, les com­men­taires, les « mes­sages » trans­mis par les innom­brables « sup­ports » qui font par­tie inté­grante du paysage con­tem­po­rain ».2

La parole mono­loguée instau­rée en une pra­tique inscrit l’in­di­vidu dans l’e­space, légiti­mant une présence, la voix devient un acte juridique. Colomb qui met le pied sur la nou­velle terre ou Arm­strong sur la lune, touche et par­le pour inau­gur­er une présence. La sit­u­a­tion monologique dans un acte de bap­tême con­state et atteste la prise de pou­voir sur une nou­velle scène. L’acte sym­bol­ique de l’in­au­gu­ra­tion est tou­jours accom­pa­g­né d’une parole mono­loguée qui reste extérieure à celui qui énonce. Il par­le au nom d’un État, d’une insti­tu­tion, sans impli­ca­tion de soi, sans expres­sion d’une émo­tion par­ti­c­ulière ; le mono­logue s’établit comme un phénomène d’au­torité, un acte qui légifère et con­state un état final où les mots sont prémédités. Le dis­cours sur « le nou­v­el ordre mon­di­al » de George Bush au terme de la guerre du Golfe avait valeur d’acte juridique témoignant de la fin du con­flit, d’un redé­ploiement du ter­ri­toire con­voité. Il fait par­ler la loi améri­caine dans une prosopopée qui désen­gage le locu­teur ; les « porte-parole » mono­loguent « au nom » d’un Autre, entité supérieure à laque­lle ils prê­tent leur voix.

  1. Ezio Manzi­ni, ARTEFACTS. « Vers une écolo­gie de l’en­vi­ron­nement arti­fi­ciel », éd. Cen­tre George Pom­pi­dou, 1991, p.67. ↩︎
  2. Marc Augé, NON-LIEUX. « Intro­duc­tion à une anthro­polo­gie de la sur­moder­nité », éd. du Seuil, 1992, p. 120. ↩︎
  3. Michel de Certeau, L’INVENTION DU QUOTIDIEN. « Arts de faire », éd. Union Générale d’Edi­tions, 1980, p. 269. ↩︎
  4. Melanie Hawthorne. PARALLAX 1, « States of archi­tec­ture and Dance », 1989. ↩︎
  5. Richard Sen­nett. LES TYRANNIES DE L’INTIMITÉ. éd. du Seuil, 1979, p. 204. ↩︎

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