On voudrait écrire, on en meurt d’envie. Passion, ivresse, intérieure nécessité, curiosité devant ce qu’on est capable de mettre en branle, défi expectatif qu’on se lance à soi- même, ambition, bien sûr naïve, inavouée peut-être ou que seulement l’on évoque avec réticence, ironie, je m’voyais déjà en haut de l’affiche, orgueil, plus inavouable encore, lorsqu’on veut faire surgir de son travail ce que nul autre ne pourrait et qui au monde résonnera, et qui paiera ce qu’on endure de l’existence, chienne de vie dans bahut de misère sur cette planète qui tourne sur elle-même en vingt-quatre heures sans jamais nous présenter vraiment sa face lumineuse, ou bien l’on veut régler ses comptes, avec soi, soi d’abord, ou son père, et la loi, et Dieu même, et la poix, l’ignoble fiente poisseuse qui s’écoule tous les jours sous le nom de littérature, l’une ou l’autre de ces raisons ou toutes mêlées, ou l’angoisse encore de ne pouvoir trouver raison en dehors de ce qui s’écrira, qu’importe : le désir est là, mais personne, hormis nous-mêmes, n’en attend rien. Malaise. On était prêt à apostropher l’humanité entière, et l’on s’aperçoit qu’on est seul.
Que personne n’attende rien, c’est sans doute beaucoup dire : il faut bien que la littérature trouve à se perpétuer. Mais c’est une attente sans objet, une pure disponibilité, à peu près comme quand — ça arrive — quelqu’un désire être amoureux : sur qui se fixera ce désir ? Pourquoi pas sur nous ? Mais pourquoi s’arrêterait-il sur nous, qui n’avons encore rien mis en forme de ce qui nous travaille, ou si peu ?
Seul on écrit alors : un poème, un roman, des nouvelles, un désespoir qui cause. Du théâtre ? Vous n’y songez pas. Réfléchissez à la dépense, toutes ces bouches à nourrir pour qu’elles prononcent sur la scène les mots que vous aurez choisis. Plaisantin ! Onaniste ! Fils prodigue ! Et qui vous lirait, puisqu’on n’édite pas les pièces ? Et qui vous éditerait, si vous n’êtes pas joué ?
C’est qu’avant de rencontrer son public, le texte dramatique n’est guère qu’une latence, qui a besoin des formes de la scène pour manifester pleinement ses effets : un langage — dira-t-on potentiel ? — qui n’existe en sa fonction propre que s’il réussit à en susciter d’autres, de lumière, d’espace, de présence et de chair. Voici qui complique la demande. Car si l’on ne suppose pas d’un éditeur que, par son travail, il ajoute à votre œuvre, mais plutôt qu’il la diffuse en convainquant sa clientèle que le texte imprimé correspond à son horizon d’attente, pour l’écrit théâtral il faut davantage, puisque celui-ci devra d’abord emporter l’adhésion d’un entrepreneur de spectacles et d’un créateur autre, puisqu’il est un appel à la production — coûteuse — d’autres signes.