Une question de vibration…

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Une question de vibration…

Le 11 Juin 1994
Titre provisoire de Veronika Mabardi, mise en scène de Frédéric Dussenne, par les Ateliers de l'Echange, 1993. Avec Philippe Constant, Christine Leboutte, Michel Verheyden, Thierry Lefèvre, Jean Vercheval, Véronique Willemaers, Pascale Goubert, Fabienne Mainguet, Miguel Decleire. Photo Paul Decleire.
Titre provisoire de Veronika Mabardi, mise en scène de Frédéric Dussenne, par les Ateliers de l'Echange, 1993. Avec Philippe Constant, Christine Leboutte, Michel Verheyden, Thierry Lefèvre, Jean Vercheval, Véronique Willemaers, Pascale Goubert, Fabienne Mainguet, Miguel Decleire. Photo Paul Decleire.
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Le monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives ThéâtralesLe monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives Théâtrales
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J’AI EU la chance de voir L’homme qui de Peter Brook aux Bouffes du Nord l’an­née dernière. Le point de départ de ce spec­ta­cle est, comme on sait, un livre écrit par un médecin s’oc­cu­pant de mal­adies men­tales. On peut se deman­der dans quelle mesure le réc­it d’une expéri­ence aus­si intime dans un domaine aus­si spé­ci­fique peut intéress­er un aus­si vaste pub­lic. C’est qu’il n’y s’ag­it pas de faire de l’in­for­ma­tion médi­cale sur les ques­tions neu­rologiques, même si celles-ci sont abor­dées dans le spec­ta­cle. À tra­vers le réc­it de l’ex­péri­ence intime de ces malades, c’est d’in­com­mu­ni­ca­bil­ité et d’isole­ment qu’il y est ques­tion. Le vecteur qui relie ici les deux mon­des — celui des malades et celui des per­son­nes « saines » — c’est, me sem­ble-t-il, le théâtre lui-même, ou, plus pré­cisé­ment, l’ac­teur. C’est lui, en tant que représen­tant du per­son­nage, com­patis­sant dans sa pro­pre chair, qui per­met au spec­ta­teur de « sen­tir avec », et, ensuite, de ren­con­tr­er l’«autre ». J’ai été frap­pé, d’autre part, par le déroule­ment inhab­ituel de la représen­ta­tion. Une assem­blée de plus ou moins qua­tre cents per­son­nes bavarde, remue libre­ment, échange toute une série de con­sid­éra­tions sans aucun rap­port appar­ent avec le spec­ta­cle auquel elle vient assis­ter. Soudain, sans que rien ou presque ne l’an­nonce, l’ac­teur entre. Pas de change­ment bru­tal d’é­clairage, pas de plongée de la salle dans le noir. Il prononce, sur le ton de la con­fi­dence, les pre­miers mots, et le silence se fait. Instan­ta­né­ment. Tout le monde l’at­tendait, tout était pré­paré pour son inter­ven­tion. Il n’est pas néces­saire qu’il élève la voix, la salle est un cer­cle ; le cer­cle intime du con­teur.

Quelle est l’al­ter­na­tive que le spec­ta­cle vivant pro­pose par rap­port au sup­port mécanique — ciné­ma, vidéo — si ce n’est, juste­ment la présence vivante de l’ac­teur dans le temps et l’e­space de la représen­ta­tion, que jamais une image ne parvien­dra seule à rem­plac­er ? Le théâtre n’est-il pas le lieu priv­ilégié, dans nos sociétés, où le dis­cours sur l’hu­main peut se faire intime, sen­suel ? Le trou­ble, l’é­mo­tion, qui mobilisent les zones les plus pro­fondes de la sen­si­bil­ité — l’imag­i­naire, la mémoire — et peu­vent devenir le point de départ d’une inter­ro­ga­tion sur le monde, sont étroite­ment liés à la sen­sa­tion physique. Il faut retrou­ver des espaces dont la con­vivi­al­ité per­me­tte l’in­tim­ité des rap­ports entre l’ac­teur, le parte­naire et le spec­ta­teur. Quand il y a déséquili­bre, quelque chose d’essen­tiel est per­du. La struc­ture élis­abéthaine de l’e­space des Bouffes du Nord per­met ce type de rap­port scène-salle.

À y regarder de plus près, il me sem­ble qu’un cer­tain nom­bre d’en­tre­pris­es théâ­trales, en Com­mu­nauté Française ces derniers mois, ont cher­ché quelque chose de com­pa­ra­ble. Je pense, entre autres, par exem­ple à Une chose intime de Philippe Blas­band au Grand Par­quet, ou à Rien de Lorent Wan­son à l’Ate­lier Sainte Anne. Dans ces deux cas il est beau­coup ques­tion de trou­ble. D’une cer­taine forme de dévoile­ment, aus­si. De nudité. Le théâtre y est affaire de regard, d’é­coute, mais aus­si de sen­sa­tion. L’un et l’autre de ces deux spec­ta­cles ten­tent, cha­cun à sa manière, un dis­cours théâ­tral qui part du par­ti­c­uli­er et ne touche à l’u­ni­versel qu’à tra­vers la com­mu­ni­ca­tion de l’ex­péri­ence indi­vidu­elle, par le biais d’une émo­tion directe­ment liée à la prox­im­ité des acteurs et des spec­ta­teurs. Le tra­vail sur l’in­time s’as­sor­tit évidem­ment, dans les deux cas, comme dans les spec­ta­cles de Brook, d’une réflex­ion sur le rap­port scène-salle et d’une mod­i­fi­ca­tion struc­turelle de l’e­space de la représen­ta­tion. Les solu­tions pro­posées ten­dent à rap­procher l’ac­teur du spec­ta­teur et à bris­er la frontal­ité. Il y a bien d’autres exem­ples de cette gêne que les met­teurs en scène éprou­vent à nou­veau aujour­d’hui face aux out­ils scéno­graphiques avec lesquels ils sont con­traints de tra­vailler. On pour­rait citer, entre autres, le tra­vail de la Mez­za Luna (Eppur Si Muove, …), de Bar­bara Bua (La force de l’habi­tude, …), de Marc Liebens (Amphit­ry­on, Oui, …) ou encore, cer­tains travaux du Groupov, ou de Thier­ry Salmon. La grande majorité des salles aux­quelles nous sommes con­fron­tés aujour­d’hui, sont issues de la vision wag­néri­enne : frontal­ité, sépa­ra­tion scène-salle, pri­or­ité à l’im­age, fos­se d’orchestre. Elles répon­dent aus­si à des impérat­ifs économiques en ter­mes de jauges. Les solu­tions pro­posées pour y échap­per vont du refus pur et sim­ple d’u­tilis­er ces struc­tures aux mille et une façons d’en per­ver­tir l’usage. Ce type de choix scéno­graphique représente un véri­ta­ble risque. La tournée d’un spec­ta­cle, est sou­vent le seul moyen de le rentabilis­er. On est à chaque fois con­traint, lorsqu’on a fait un autre choix que celui du dis­posi­tif frontal, de négoci­er avec l’or­gan­isa­teur, de con­va­in­cre. La ques­tion de la jauge est sou­vent déter­mi­nante dans la négo­ci­a­tion du prix de vente d’un spec­ta­cle. La presse ne réag­it pas tou­jours en pro­fondeur ; le pou­voir sub­sid­i­ant ne com­prend pas tou­jours ce qu’on lui veut. Il ne s’ag­it pas de nier la néces­sité pour les créa­teur de pren­dre en charge la ques­tion du pub­lic, brûlante aujour­d’hui dans nos théâtres, mais plutôt de la pos­er en ter­mes qual­i­tat­ifs. Il ne s’ag­it pas non plus de met­tre en ques­tion l’ef­fi­cac­ité ou la per­ti­nence dans cer­tains cas de la salle dite « à l’i­tal­i­enne », mais bien de pren­dre acte du fait que les spec­ta­cles que j’ai cités, à l’in­star de beau­coup d’autres, ne pour­raient être représen­tés sur ce type de plateaux sans être amputés de ce qui fait leur sub­stance.

Titre pro­vi­soire de Veroni­ka Mabar­di, mise en scène de Frédéric Dussenne, par les Ate­liers de l’Echange, 1993. Avec Philippe Con­stant, Chris­tine Leboutte, Michel Ver­hey­den, Thier­ry Lefèvre, Jean Vercheval, Véronique Wille­maers, Pas­cale Gou­bert, Fabi­enne Mainguet, Miguel Decleire. Pho­to Paul Decleire.

Les spec­ta­cles théâ­traux ne sont pas seule­ment des images. Ce qui se passe dans la salle compte autant que ce qu’il y a sur la scène. Il faut rester atten­tif à ne pas tuer le rap­port scène-salle dans la représen­ta­tion et à ne pas con­train­dre l’ac­teur à des per­for­mances ath­lé­tiques qui empêchent toute forme d’au­then­tic­ité et for­cent la car­i­ca­ture. Il faut tenir compte des exi­gences du théâtre dans le domaine de l’in­time. L’é­mo­tion, ça n’est pas très spec­tac­u­laire. En fait, ça ne se voit pas. C’est la part invis­i­ble, infor­mu­la­ble, de l’être. C’est pour­tant la matière même de la représen­ta­tion théâ­trale. Ques­tion de vibra­tion… Le pub­lic con­tem­po­rain est sat­uré d’im­ages. Il a besoin de sen­tir l’ac­teur ; son dou­ble, son représen­tant. De le sen­tir char­nelle­ment présent au cen­tre d’un cer­cle où tout com­mu­nique, de percevoir son mys­tère. L’ex­em­ple de la démarche de Brook est un encour­age­ment pour tous ceux qui croient aux pou­voirs de l’in­vis­i­ble au théâtre et à la con­vivi­al­ité de la représen­ta­tion.

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Frédéric Dussenne
Fondateur et animateur des « Ateliers de l'Échange» (1986-1996), Frédéric Dussenne a été chargé de...Plus d'info
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