Grands formats, grands plateaux

Entretien
Théâtre

Grands formats, grands plateaux

Entretien avec Ludovic Lagarde

Le 29 Nov 2013
Samuel Réhault, Constance Larrieu, Laurent Poitrenaux, Déborah Marique, Julien Storini, Julien Allouf dans LA MORT DE DANTON, mise en scène Ludovic Lagarde, Comédie de Reims, 2012. Photo Pascal Gély.
Samuel Réhault, Constance Larrieu, Laurent Poitrenaux, Déborah Marique, Julien Storini, Julien Allouf dans LA MORT DE DANTON, mise en scène Ludovic Lagarde, Comédie de Reims, 2012. Photo Pascal Gély.

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Samuel Réhault, Constance Larrieu, Laurent Poitrenaux, Déborah Marique, Julien Storini, Julien Allouf dans LA MORT DE DANTON, mise en scène Ludovic Lagarde, Comédie de Reims, 2012. Photo Pascal Gély.
Samuel Réhault, Constance Larrieu, Laurent Poitrenaux, Déborah Marique, Julien Storini, Julien Allouf dans LA MORT DE DANTON, mise en scène Ludovic Lagarde, Comédie de Reims, 2012. Photo Pascal Gély.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 119 - Le grand format
119

Georges Banu : Par le passé, tu n’avais pas suc­com­bé à la mode du grand for­mat et tu as fait des spec­ta­cles de longueur plus ou moins moyenne. Et tout d’un coup il y a la trilo­gie Büch­n­er, qui devient grand for­mat. Il va de soi que tu fais la trilo­gie par amour pour les textes de Büch­n­er, mais l’idée de tra­vailler sur le grand for­mat t’a‑t-elle séduite et en même temps impres­sion­née ? Tchekhov n’a jamais osé écrire un roman, il est resté tout le temps dans le genre de la nou­velle et comme dis­ait Flo­rence Delaye « je préfère les bais­ers courts des nou­velles aux bais­ers longs des romans ». Com­ment as-tu géré ce pro­jet qui est un peu en dehors de ta pra­tique habituelle ?

Ludovic Lagarde : En t’écoutant, je me dis qu’on pour­rait aus­si com­mencer cette dis­cus­sion sur les « grands for­mats » liés à ce qu’on appelle les « grands plateaux ». Comme beau­coup, j’ai com­mencé mon par­cours par des petites formes : c’était trois cour­tes pièces de Beck­ett, (trois pièces déjà…), c’était dans un tout petit lieu au théâtre de Belfort, et c’est déjà un très grand for­mat quand tu com­mences, parce que le rêve est immense. À ce moment-là, tu vois les plus grands plateaux comme des espaces à con­quérir incroy­ables, com­pliqués, aven­tureux. Ensuite, tu fais une deux­ième mise en scène dans un espace un peu plus grand, tu te rends compte que c’est pos­si­ble, alors tu te pro­jettes vers d’autres plus grands espaces, et ain­si de suite. Quand tu débutes c’est impor­tant. Cela demande évidem­ment des savoir-faire dif­férents, un rap­port à l’espace et à la pro­jec­tion dif­férent, à l’amplification…

G. B.: J’ai vécu ce dont tu par­les directe­ment lorsque j’étais avec Vitez à Chail­lot. La pre­mière année a été com­pliquée parce qu’il pas­sait des petites salles d’Ivry à la grande salle de Chail­lot. Et il n’arrivait pas à bien la gér­er.

L. L. : À faire la trans­la­tion.

G. B.: Oui. C’est seule­ment la deux­ième année qu’il a pris la mesure avec son scéno­graphe de cet espace-là.

L. L. : Quand tu gran­dis quelque chose d’intime, dans le pro­jet scéno­graphique, dans le tra­vail avec les acteurs, en essayant de ne rien per­dre mais en pro­je­tant davan­tage, ça c’est un pas­sage impor­tant.

G. B.: Et juste­ment à pro­pos de préserv­er l’intime, le grand peut intéress­er en tant qu’expression d’un geste plas­tique, d’un geste théâ­tral très affiché, mais en même temps comme une sur­di­men­sion qui ne fait pas l’économie du détail.

L. L. : C ’est exacte­ment ce que je cherche, com­ment arriv­er petit à petit à grandir la forme tout en ne faisant effec­tive­ment aucune économie sur le détail, en essayant de ne rien per­dre au pas­sage ni de la nais­sance intime du jeu ni de la pré­ci­sion du tra­vail avec les acteurs. Je pense à Odile Duboc, aux dis­cus­sions et séances de tra­vail, à la néces­saire con­science de l’interprète de son inscrip­tion dans l’espace. L’amplification des voix et la pos­si­bil­ité de les inscrire dans un espace sonore, m’ont per­mis de mieux tra­vailler le plan ser­ré et le plan large, le détail dans la fresque, et d’en aug­menter la sen­sa­tion.

G. B.: Qu’e st-ce que cela change de pass­er de nom­breux mois avec une équipe ? La mat­u­ra­tion a‑t-elle des inci­dences ; la mat­u­ra­tion lente en quelque sorte… ?

L. L. : Le tra­vail n’était pas si long, env­i­ron trois mois. À peu près un mois par pièce. La ques­tion scéno­graphique s’est posée de manière cru­ciale : comme il s’agit de trois pièces et qu’il n’était pas envis­age­able de chang­er de décor à chaque fois, il fal­lait chercher com­ment met­tre en scène chaque pièce et com­ment les réu­nir dans une seule scéno­gra­phie, avec seule­ment quelques légères mod­i­fi­ca­tions. Du coup nous avons tra­vail­lé en par­tant d’improvisations avec les comé­di­ens, en cher­chant, et ce pen­dant dix jours. Dans cha­cune des pièces, nous nous sommes arrêtés sur les moments qui posaient des prob­lèmes d’espace et de lieu, en par­ti­c­uli­er les scènes d’extérieur de WOYZZECK et de LÉONCE ET LENA. Le point déli­cat, c’était de trou­ver une scéno­gra­phie avec Antoine Vasseur, dans laque­lle la nature, la lisière, la rue pou­vaient exis­ter sans dimen­sion épique, en faisant sys­tème avec les intérieurs. Nous avons abor­dé l’espace par le jeu. Puis nous avons fait un filage des trois pièces… un vrai « mon­stre », étape déter­mi­nante, qui nous per­mit, avec l’équipe de créa­tion, de trou­ver les réso­lu­tions.

G. B.: Il y a une dif­férence entre le grand for­mat avec une seule œuvre et les grands for­mats avec des œuvres plurielles. Vitez met en scène un même auteur, LE SOULIER DE SATIN, Brook met en scène le MAHAHBARRATA, tan­dis que d’autres met­teurs en scène comme Gwe­naël Morin met­tent en scène une sorte de théâtre où ils décli­nent des pièces dif­férentes. Le grand for­mat n’a pas tou­jours le même statut, ne fonc­tionne pas tou­jours de la même manière. Pour toi c’est le deux­ième cas… Ce n’est pas une pièce que tu dévelop­pais en durée mais tu explo­rais une écri­t­ure.

L. L. : Dans les années 60, 70 il y avait des pro­duc­teurs ital­iens qui réu­nis­saient des réal­isa­teurs pour faire des moyens-métrages, rassem­blés ensuite en un pro­gramme. Et moi qui suis un enfant du ciné-club, il m’était resté en mémoire HISTOIRES EXTRAORDINAIRES, d’après les nou­velles d’Edgar Poe, ça com­mençait avec METZENGERSTEIN, réal­isé par Roger Vadim, WILLIAM WILSON par Louis Malle et TOBY DAMMIT par Fed­eri­co Felli­ni. Et ce trip­tyque m’est revenu en mémoire. Et là j’ai eu le déclic, c’est comme ça que j’ai décidé de faire « l’intégrale ». J’ai pen­sé que je pour­rais être en quelque sorte trois met­teurs en scène dif­férents et réalis­er les trois mis­es en scène des pièces de Büch­n­er, comme trois pro­jets dis­tincts, dans un même film, enfin l’équivalent au théâtre, et que ça serait intéres­sant de faire l’intégrale comme ça.

G. B.: Ce que j’ai beau­coup aimé dans la trilo­gie, c’est qu’il y avait de l’imprégnation, le regard était imprégné par un espace qui vari­ait mais qui se présen­tait comme une sorte de socle de l’ensemble.

L. L. : Absol­u­ment, le grand for­mat pro­duit de la mémoire. Il a cette par­tic­u­lar­ité, parce qu’il est long, de pro­duire une mémoire intrin­sèque à la représen­ta­tion. Finale­ment quand tu fais des œuvres cour­tes, cette mémoire n’a pas le temps de se con­stru­ire, à par­tir de deux heures et demie, tu com­mences à avoir une vie com­mune avec le spec­ta­teur. J’avais l’intuition de cela, qu’il fal­lait que les murs restent, il faut qu’il y ait quelque chose des murs et du sol qui reste, que quelque chose de l’image et des matières per­siste dans la durée, pour que cette mémoire puisse se con­stituer.

G. B.: On est dans la salle et on vieil­lit ensem­ble. Les acteurs et les spec­ta­teurs vieil­lis­sent de sept heures ; tu n’as pas le même sen­ti­ment sur une heure et demie. Il y a une forme de partage, de partage du temps, et en même temps une forme de dépense partagée du temps.

L. L. : Ça échappe au temps du diver­tisse­ment, il y a quelque chose qui est de l’ordre de l’expérience.

G. B.: Le grand for­mat ne te sem­ble-t-il pas par­fois être aus­si l’expression d’un artiste un peu amoureux de lui-même qui veut tout mon­tr­er, qui n’est pas prêt à sac­ri­fi­er pour écarter ce qui peut être une sur­charge ?

L. L. : C’est vrai que si la durée rem­place la pré­ci­sion, ça risque de pro­duire une forme de con­fu­sion, entretenue par l’idée qu’au bout d’un moment, « ça fini­ra bien par don­ner quelque chose ». Mais il y a autre chose dont je me suis sou­venu, un sou­venir très beau à Bobigny, avec trois pièces cour­tes de William Forsythe. Ça m’avait telle­ment plu. Trois pièces cour­tes séparées par de longs entractes. J’avais trou­vé cela admirable parce que c’est vrai qu’il y a cette tra­di­tion du grand for­mat qui se déploie dans l’épopée, la lenteur, la durée. Là, cette ode à la brièveté qui osait la longue soirée, c’était très beau. Cela créait une con­cen­tra­tion qui aide la per­cep­tion et l’analyse. Je me sou­viens aus­si d’un con­cert de l’Ensemble Inter­con­tem­po­rain dirigé par Boulez : plusieurs œuvres brèves de Berg et Webern, lovées entre des paus­es, dans du silence…

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Ludovic Lagarde
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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
Chloé Brugnon
Après une formation théâtrale à la Classe de la Comédie de Reims de 2005 a...Plus d'info
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