Comment transformer en force créatrice les inquiétudes et interrogations d’une jeunesse égarée ? Le projet théâtral de Kaori Ito pour le TJP – la réparation des âmes enfantines brisées – résonne fortement dans ce monde chaotique. Ces fêlures intérieures sont celles de toutes et de tous. A l’instar de Séverine Coulon, elle songe à un théâtre intergénérationnel, de l’enfant meurtri aux blessures de notre enfant intérieur.
On pourrait presque ne pas voir ce théâtre strasbourgeois tellement sa façade est sobre et discrète. Ce sont les enfants finalement qui m’ont indiqué le chemin. Un dimanche du mois d’avril, pour la deuxième session d’un temps fort de la saison 2024 – 25, s’est déroulé Génération Seishun — Collectif en scène #2. Directrice du TJP depuis 2023, Kaori Ito et son équipe ont mis en place des collectifs intergénérationnels, composés d’enfants et d’artistes qui collaborent ensemble sur un projet théâtral, notamment sur la création d’un récit de jeunesse (écriture d’un texte théâtral et sa réalisation scénique) et un thème spécifique, cette année étant celui de l’utopie. Durant deux week-ends printaniers, des enfants et adolescents présentent le résultat d’une année de rencontres et de répétitions. Je me souviens bien du Collectif en mots # 1, sorte de café-philo bimensuel pour enfants de 6 à 8 ans. Sur le plateau étaient disposées des chaises, une pour chacun d’entre eux. Et puis le retrait d’une chaise, puis de deux et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent tous ensemble, soudés, grimpant les uns sur les autres, tentant de s’asseoir et s’unir sur une seule chaise. Un jeu d’enfants bien sûr. Et une pensée déjà sur le collectif, ce vivre-ensemble le temps d’un spectacle.
Portrait de Kaori Ito
Au Japon, je n’avais pas la liberté de vivre de mon art
J’ai grandi au Japon, dans une famille atypique de sculpteurs, un peu en marge de la société. J’ai commencé la danse classique à l’âge de cinq ans. Très vite, j’ai eu la sensation que le langage de la danse était le mien, que son univers, qui m’inspire encore si fortement, était à ma portée.
Dans mon pays, il n’y a aucune valorisation des très jeunes artistes, il n’y a aucun conservatoire. Encouragée par mes parents, je pars pour un court séjour en Angleterre à l’âge de seize ans. Un an plus tard, en 2000, je me rends à New York, dans un cadre universitaire. Quand je rentre au Japon, j’entame des études supérieures et obtiens un diplôme en sociologie et sciences de l’éducation en 2003. Mon premier emploi est celui d’éducatrice (par le mouvement) d’enfants en situation de handicap. Enseigner à ces enfants déscolarisés, les rencontrer dans leur vulnérabilité, me touchait et m’interrogeait sur la dimension utile de mon art.
Je suis une danseuse. Et je n’avais pas la liberté de vivre de mon art au Japon. Ce manque de liberté artistique me déplace à nouveau. En 2003, je quitte le Japon pour les États-Unis, où j’intègre l’Alvin Ailey American Dance Teater. Je me rends ensuite en Europe en tant qu’interprète. J’ai voulu un parcours diversifié, je n’ai jamais travaillé deux fois avec le même chorégraphe : Alain Platel et Sidi Larbi Cherkaoui en Belgique, Philippe Decouflé, James Thierrée, et Angelin Preljocaj en France. La plupart des chorégraphes et metteurs en scène avec qui j’ai collaboré étaient des hommes, avec une mentalité qui me libérait et me valorisait à la fois. Pour eux, j’étais une danseuse (Alain Platel, par exemple, nous demandait d’explorer l’animal en nous), et non une Japonaise dotée de tous les clichés liés à notre culture.
La création de ma compagnie
J’avais dansé dans de grandes salles de spectacle, et j’aspirais à autre chose. En 2015, j’ai fondé ma compagnie, Himé. Je voulais créer une trilogie autour de l’intimité et mon premier travail a été d’interroger mon père – qu’est-ce que c’est la vie pour toi ? As-tu déjà trompé ma mère ? Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu avais un enfant autre que nous ? Pourquoi je n’apprends cela qu’à l’âge de trente ans ? J’avais des milliers de questions à lui poser, dont certaines très intimes ! C’étaient des questions dont le spectre allait de la colère à la philosophie. Mon père m’a donné toutes les réponses, ce qui m’a beaucoup émue. Mais les mots ne me suffisaient pas. Ce que je voulais, c’était qu’il soit en scène et danse avec moi. Mon père ne savait pas danser, mais il a eu la générosité d’accepter ma proposition. À l’âge de soixante-sept ans, il s’est mis à la marche et s’est rendu au club de gym, chose qu’il n’avait pas faite auparavant.
Notre duo de danse, Je danse parce que je me méfie des mots, est crééen 2015. Il a beaucoup tourné, à l’étranger notamment, Martinique, Japon, Bulgarie. C’était une joie de me connecter à mon père en tant qu’artiste et non seulement dans une relation père-fille. Embrase-moi (2017) est un duo dansé par mon compagnon et moi-même. Il est question de nos rencontres sentimentales et sexuelles. Le dernier volet de ma trilogie, Robot ou l’Amour éternel (2018), évoque une vie en mouvement perpétuel, et le sentiment de solitude qui, à la suite de l’accouchement de mon fils, s’est transformé en peur de la perte.
Après cette introspection de l’intimité, j’ai eu envie de partager mes recherches sur l’intime et la notion de perte avec d’autres personnes. Dans Chers (2020), il est question d’un dialogue avec nos morts. C’était durant la période du Covid. En collaboration avec Wajdi Mouawad, j’ai installé une sorte de cabine téléphonique au Théâtre national de la Colline : La Parole nochère. Les gens pouvaient décrocher le combiné, échanger avec un artiste au bout du fil, et délivrer un message téléphonique à leurs proches décédés. Nous avons ainsi recueilli plus de deux cents témoignages. Et le récit de Chers s’est construit autour de ces messages et des lettres des interprètes dédiés aux défunts.
La création jeune public
En devenant mère, j’ai eu le désir de travailler avec des enfants, car leurs paroles m’inspiraient. Un atelier de théâtre a été mis en place dans une école maternelle. « Quel est votre secret ? » ai-je demandé aux enfants (ici, le secret étant perçu comme un super-pouvoir qui pouvait changer le monde). Le secret est-il lourd, léger ? Joyeux, pas joyeux ? Tendu, pas tendu ? Quelle couleur a‑t-il ? Les réponses étaient fascinantes : « mon secret, ça brûle, aïe, aïe ! Mon secret, c’est Adam et Ève, c’est partout dans mon corps, sauf les pieds, et dans ma tête. Mon secret, c’est mon père et c’est interdit ». Ce dernier secret venait d’un enfant qui sentait très fort la cigarette et avait du mal à se concentrer. Je pense qu’il y avait un problème d’abus sexuel dans sa famille. Nous ressentions à la fois sa fragilité et des signes révélateurs.
À la suite de mes échanges via un combiné de téléphone à cadran avec les enfants, mes collaborateurs et moi-même nous sommes rendu compte qu’un quart de la classe exprimait une violence importante à son égard. Il y avait des allusions sur les abus aussi et on se demandait comment travailler là-dessus. Je me suis vraiment questionnée sur les droits de l’enfant. Comment protéger, voire défendre, des êtres aussi fragiles ? Sur un plan éducatif d’une part, mais encore comment le théâtre pouvait prendre cette protection à bras-le-corps ? J’ai alors eu envie d’avoir un lieu où les enfants auraient les mêmes droits que les artistes associés.
Le TJP à Strasbourg et un projet de réparation
C’est à ce moment-là que j’ai postulé au TJP-Centre dramatique national (CDN) de Strasbourg Grand Est. Je suis une artiste pluridisciplinaire, je touche à tout, je pouvais tout autant postuler pour un CCN (Centre chorégraphique national) que pour un CDN.
Le TJP est un endroit singulier, avec une histoire atypique – dans ce théâtre, ce sont les enfants qui viennent avec leurs parents pour découvrir le théâtre.
Mon projet était un projet de réparation. Après l’écoute d’enfants, dont certains très meurtris, je songeais à une réparation de l’enfance blessée. Je pensais également à l’art japonais du Kintsugi, à savoir la réparation des objets en céramique brisés avec de la poudre d’or.
Dans mon projet du TJP, je voulais absolument un échange entre les artistes, les enfants et les habitants. Nous ne pouvions pas travailler seulement pour une élite. Il y a des enfants qui n’ont jamais été au spectacle. Dans ce théâtre, je voulais offrir aux enfants et à la jeunesse un axe – et c’était le cœur de mon projet – qui mette en avant leurs préoccupations.
Mais cet axe était aussi intergénérationnel, car nous sommes tous liés à l’enfance. D’ailleurs, en tant qu’artiste, je recherche l’incarnation de l’enfant en moi, et à travers la danse, c’est mon lien avec la jeunesse et l’enfance que je préserve. De la même façon, à partir de cet axe centré sur l’enfant et la jeunesse, je voulais que les adultes se reconnectent à l’enfant en eux.
Les collectifs d’enfants et Génération Seishun