Le TJP de Strasbourg – lieu de réparation des enfances blessées

Danse
Parole d’artiste
Jeune Public
Portrait

Le TJP de Strasbourg – lieu de réparation des enfances blessées

Portrait de Kaori Ito, directrice du TJP et chorégraphe

Le 24 Mai 2025
Moé moé boum boum, Kaori Ito et Juliette Steiner, 2025, Strasbourg, TJP@ Anaïs Baselhaic
Moé moé boum boum, Kaori Ito et Juliette Steiner, 2025, Strasbourg, TJP@ Anaïs Baselhaic

A

rticle réservé aux abonné.es
Moé moé boum boum, Kaori Ito et Juliette Steiner, 2025, Strasbourg, TJP@ Anaïs Baselhaic
Moé moé boum boum, Kaori Ito et Juliette Steiner, 2025, Strasbourg, TJP@ Anaïs Baselhaic
Article publié pour le numéro

Com­ment trans­former en force créa­trice les inquié­tudes et inter­ro­ga­tions d’une jeunesse égarée ? Le pro­jet théâ­tral de Kaori Ito pour le TJP – la répa­ra­tion des âmes enfan­tines brisées – résonne forte­ment dans ce monde chao­tique. Ces fêlures intérieures sont celles de toutes et de tous. A l’instar de Séver­ine Coulon, elle songe à un théâtre intergénéra­tionnel, de l’enfant meur­tri aux blessures de notre enfant intérieur.  

On pour­rait presque ne pas voir ce théâtre stras­bour­geois telle­ment sa façade est sobre et dis­crète. Ce sont les enfants finale­ment qui m’ont indiqué le chemin. Un dimanche du mois d’avril, pour la deux­ième ses­sion d’un temps fort de la sai­son 2024 – 25, s’est déroulé Généra­tion Seishun — Col­lec­tif en scène #2. Direc­trice du TJP depuis 2023, Kaori Ito et son équipe ont mis en place des col­lec­tifs intergénéra­tionnels, com­posés d’enfants et d’artistes qui col­la­borent ensem­ble sur un pro­jet théâ­tral, notam­ment sur la créa­tion d’un réc­it de jeunesse (écri­t­ure d’un texte théâ­tral et sa réal­i­sa­tion scénique) et un thème spé­ci­fique, cette année étant celui de l’utopie. Durant deux week-ends print­aniers, des enfants et ado­les­cents présen­tent le résul­tat d’une année de ren­con­tres et de répéti­tions. Je me sou­viens bien du Col­lec­tif en mots # 1, sorte de café-phi­lo bimen­su­el pour enfants de 6 à 8 ans. Sur le plateau étaient dis­posées des chais­es, une pour cha­cun d’entre eux. Et puis le retrait d’une chaise, puis de deux et ain­si de suite, jusqu’à ce qu’ils se retrou­vent tous ensem­ble, soudés, grim­pant les uns sur les autres, ten­tant de s’asseoir et s’unir sur une seule chaise. Un jeu d’enfants bien sûr. Et une pen­sée déjà sur le col­lec­tif, ce vivre-ensem­ble le temps d’un spec­ta­cle. 

Génération Seishun-Collectif en scène #2, saison 2024-25 @ Anaïs Baselhaic
Généra­tion Seishun-Col­lec­tif en scène #2, sai­son 2024 – 25 @ Anaïs Basel­ha­ic
Portrait de Kaori Ito

Au Japon, je n’avais pas la lib­erté de vivre de mon art

 J’ai gran­di au Japon, dans une famille atyp­ique de sculp­teurs, un peu en marge de la société. J’ai com­mencé la danse clas­sique à l’âge de cinq ans. Très vite, j’ai eu la sen­sa­tion que le lan­gage de la danse était le mien, que son univers, qui m’inspire encore si forte­ment, était à ma portée. 

Dans mon pays, il n’y a aucune val­ori­sa­tion des très jeunes artistes, il n’y a aucun con­ser­va­toire. Encour­agée par mes par­ents, je pars pour un court séjour en Angleterre à l’âge de seize ans. Un an plus tard, en 2000, je me rends à New York, dans un cadre uni­ver­si­taire. Quand je ren­tre au Japon, j’entame des études supérieures et obtiens un diplôme en soci­olo­gie et sci­ences de l’éducation en 2003. Mon pre­mier emploi est celui d’éducatrice (par le mou­ve­ment) d’enfants en sit­u­a­tion de hand­i­cap. Enseign­er à ces enfants dés­co­lar­isés, les ren­con­tr­er dans leur vul­néra­bil­ité, me touchait et m’interrogeait sur la dimen­sion utile de mon art. 

Je suis une danseuse.  Et je n’avais pas la lib­erté de vivre de mon art au Japon. Ce manque de lib­erté artis­tique me déplace à nou­veau. En 2003, je quitte le Japon pour les États-Unis, où j’intègre l’Alvin Ailey Amer­i­can Dance Teater. Je me rends ensuite en Europe en tant qu’interprète. J’ai voulu un par­cours diver­si­fié, je n’ai jamais tra­vail­lé deux fois avec le même choré­graphe : Alain Pla­tel et Sidi Lar­bi Cherkaoui en Bel­gique, Philippe Decou­flé, James Thier­rée, et Angelin Preljo­caj en France. La plu­part des choré­graphes et met­teurs en scène avec qui j’ai col­laboré étaient des hommes, avec une men­tal­ité qui me libérait et me val­ori­sait à la fois. Pour eux, j’étais une danseuse (Alain Pla­tel, par exem­ple, nous demandait d’explorer l’animal en nous), et non une Japon­aise dotée de tous les clichés liés à notre cul­ture.  

La créa­tion de ma com­pag­nie 

J’avais dan­sé dans de grandes salles de spec­ta­cle, et j’aspirais à autre chose. En 2015, j’ai fondé ma com­pag­nie, Himé. Je voulais créer une trilo­gie autour de l’intimité et mon pre­mier tra­vail a été d’interroger mon père – qu’est-ce que c’est la vie pour toi ?  As-tu déjà trompé ma mère ? Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu avais un enfant autre que nous ? Pourquoi je n’apprends cela qu’à l’âge de trente ans ? J’avais des mil­liers de ques­tions à lui pos­er, dont cer­taines très intimes ! C’étaient des ques­tions dont le spec­tre allait de la colère à la philoso­phie. Mon père m’a don­né toutes les répons­es, ce qui m’a beau­coup émue. Mais les mots ne me suff­i­saient pas. Ce que je voulais, c’était qu’il soit en scène et danse avec moi. Mon père ne savait pas danser, mais il a eu la générosité d’accepter ma propo­si­tion. À l’âge de soix­ante-sept ans, il s’est mis à la marche et s’est ren­du au club de gym, chose qu’il n’avait pas faite aupar­a­vant. 

Notre duo de danse, Je danse parce que je me méfie des mots, est crééen 2015. Il a beau­coup tourné, à l’étranger notam­ment, Mar­tinique, Japon, Bul­gar­ie. C’était une joie de me con­necter à mon père en tant qu’artiste et non seule­ment dans une rela­tion père-fille. Embrase-moi (2017) est un duo dan­sé par mon com­pagnon et moi-même. Il est ques­tion de nos ren­con­tres sen­ti­men­tales et sex­uelles. Le dernier volet de ma trilo­gie, Robot ou l’Amour éter­nel (2018), évoque une vie en mou­ve­ment per­pétuel, et le sen­ti­ment de soli­tude qui, à la suite de l’accouchement de mon fils, s’est trans­for­mé en peur de la perte. 

Après cette intro­spec­tion de l’intimité, j’ai eu envie de partager mes recherch­es sur l’intime et la notion de perte avec d’autres per­son­nes. Dans Chers (2020), il est ques­tion d’un dia­logue avec nos morts. C’était durant la péri­ode du Covid. En col­lab­o­ra­tion avec Waj­di Mouawad, j’ai instal­lé une sorte de cab­ine télé­phonique au Théâtre nation­al de la Colline : La Parole nochère. Les gens pou­vaient décrocher le com­biné, échang­er avec un artiste au bout du fil, et délivr­er un mes­sage télé­phonique à leurs proches décédés. Nous avons ain­si recueil­li plus de deux cents témoignages. Et le réc­it de Chers s’est con­stru­it autour de ces mes­sages et des let­tres des inter­prètes dédiés aux défunts. 

Ware Mono, chorégraphie de Kaori Ito, 2023, Rouen, CDN de Normandie@ Anaïs Baselhaic
Ware Mono, choré­gra­phie de Kaori Ito, 2023, Rouen, CDN de Normandie@ Anaïs Basel­ha­ic

La créa­tion jeune pub­lic

En devenant mère, j’ai eu le désir de tra­vailler avec des enfants, car leurs paroles m’inspiraient. Un ate­lier de théâtre a été mis en place dans une école mater­nelle. « Quel est votre secret ? » ai-je demandé aux enfants (ici, le secret étant perçu comme un super-pou­voir qui pou­vait chang­er le monde). Le secret est-il lourd, léger ? Joyeux, pas joyeux ? Ten­du, pas ten­du ? Quelle couleur a‑t-il ? Les répons­es étaient fasci­nantes : « mon secret, ça brûle, aïe, aïe ! Mon secret, c’est Adam et Ève, c’est partout dans mon corps, sauf les pieds, et dans ma tête. Mon secret, c’est mon père et c’est inter­dit ». Ce dernier secret venait d’un enfant qui sen­tait très fort la cig­a­rette et avait du mal à se con­cen­tr­er. Je pense qu’il y avait un prob­lème d’abus sex­uel dans sa famille. Nous ressen­tions à la fois sa fragilité et des signes révéla­teurs. 

À la suite de mes échanges via un com­biné de télé­phone à cad­ran avec les enfants, mes col­lab­o­ra­teurs et moi-même nous sommes ren­du compte qu’un quart de la classe expri­mait une vio­lence impor­tante à son égard. Il y avait des allu­sions sur les abus aus­si et on se demandait com­ment tra­vailler là-dessus. Je me suis vrai­ment ques­tion­née sur les droits de l’enfant. Com­ment pro­téger, voire défendre, des êtres aus­si frag­iles ? Sur un plan édu­catif d’une part, mais encore com­ment le théâtre pou­vait pren­dre cette pro­tec­tion à bras-le-corps ? J’ai alors eu envie d’avoir un lieu où les enfants auraient les mêmes droits que les artistes asso­ciés.

Le TJP à Stras­bourg et un pro­jet de répa­ra­tion

C’est à ce moment-là que j’ai pos­tulé au TJP-Cen­tre dra­ma­tique nation­al (CDN) de Stras­bourg Grand Est. Je suis une artiste pluridis­ci­plinaire, je touche à tout, je pou­vais tout autant pos­tuler pour un CCN (Cen­tre choré­graphique nation­al) que pour un CDN. 

Le TJP est un endroit sin­guli­er, avec une his­toire atyp­ique – dans ce théâtre, ce sont les enfants qui vien­nent avec leurs par­ents pour décou­vrir le théâtre.  

Mon pro­jet était un pro­jet de répa­ra­tion. Après l’écoute d’enfants, dont cer­tains très meur­tris, je songeais à une répa­ra­tion de l’enfance blessée. Je pen­sais égale­ment à l’art japon­ais du Kintsu­gi, à savoir la répa­ra­tion des objets en céramique brisés avec de la poudre d’or.  

Ware Mono, chorégraphie de Kaori Ito, 2023, Rouen, CDN de Normandie@ Anaïs Baselhaic
Ware Mono, choré­gra­phie de Kaori Ito, 2023, Rouen, CDN de Normandie@ Anaïs Basel­ha­ic

Dans mon pro­jet du TJP, je voulais absol­u­ment un échange entre les artistes, les enfants et les habi­tants. Nous ne pou­vions pas tra­vailler seule­ment pour une élite. Il y a des enfants qui n’ont jamais été au spec­ta­cle. Dans ce théâtre, je voulais offrir aux enfants et à la jeunesse un axe – et c’était le cœur de mon pro­jet – qui mette en avant leurs préoc­cu­pa­tions. 

Mais cet axe était aus­si intergénéra­tionnel, car nous sommes tous liés à l’enfance. D’ailleurs, en tant qu’artiste, je recherche l’incarnation de l’enfant en moi, et à tra­vers la danse, c’est mon lien avec la jeunesse et l’enfance que je préserve. De la même façon, à par­tir de cet axe cen­tré sur l’enfant et la jeunesse, je voulais que les adultes se recon­nectent à l’enfant en eux.

Les col­lec­tifs d’enfants et Généra­tion Seishun 

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Danse
Parole d’artiste
Jeune Public
Portrait
Centre Dramatique National Strasbourg Grand Est
Kaori Ito
38
Partager
Leyli Daryoush
Leyli Daryoush
Leyli Daryoush est musicologue de formation et docteure en études théâtrales. Dramaturge, chercheuse, spécialiste de l’opéra,...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements