EN MAI 2009, dans la grande Halle du Wiener Festwochen (festival de Vienne) était créé RIESENBUTZBACH. EINE DAUERKOLONIE (« Riesenbutzbach. Une colonie permanente ») écrit et mis en scène par Christoph Marthaler sur base d’un dispositif proposé par la scénographe Anna Viebrock.1
Pour ce spectacle, le processus de création de l’espace scénique a précédé celui de l’écriture du texte et de sa mise en scène qui s’y sont inscrits dans un second temps seulement. C’est le « trop grand » en tant qu’absurde et terrifiant qui a fondé le principe de conception du dispositif scénographique, comme l’exprime Anna Viebrock dans un entretien réalisé avec elle en 2010 :
« Depuis longtemps, je voulais inventer, construire une très grande maison pour une petite famille. Car c’est une chose absurde et je trouve cela toujours un peu terrifiant. […]. Le point de départ était vraiment libre et c’est là-dessus que nous sommes partis pour faire cette pièce. Et c’était possible de le montrer comme cela à Vienne, dans une grande halle. […] J’ai pensé que c’était bien d’avoir un objet comme une immense maison dans un espace autour duquel on pouvait se promener. […]. J’ai ensuite pensé que ce devait être un bunker, parce que je trouve qu’on ne doit pas oublier l’histoire allemande, cette histoire est toujours là. Et j’ai alors trouvé une autre solution, comme un grand pavillon où les garages étaient le reste de la première idée de la maison de famille. Parce que j’ai beaucoup observé, et j’ai remarqué que l’automobile était très importante pour les pères de famille. […] Alors j’ai fait une maquette que j’ai donnée à Christoph. Et c’est comme cela que ça a commencé. Et j’ai ensuite lancé le titre RIESENBUTZBACH ».2
Butzbach est un tout petit village allemand situé non loin de Francfort, quasi inexistant sur une carte géographique. La sonorité butz fait penser aux Butzenscheiben qui sont de petites vitres épaisses et sombres, jaunes ou brunes, qui rappellent celles du Moyen Âge : des verres « en cul-de-bouteille ». Bach signifie ruisseau.Pour le spectateur germanophone qui ne connaît pas l’existence réelle de ce petit village, Butzbach produit au moins des sonorités connotatives qui qualifient un lieu désuet (de par les verres en cul-de-bouteille), reculé et bucolique (de par le ruisseau), et lui permettent de se représenter l’image d’un lieu. Le terme Riesen signifie quant à lui « géant ». Riesenbutzbach est donc un oxymoron qui contracte en un seul mot le géant et le microscopique, le macrocosme et le microcosme.
Eine Dauerkolonie : « Une colonie permanente ». Le terme « colonie » résonne comme un fait caractéristique de l’Histoire passée, d’un ancien régime. L’adjectif « permanente » est un indicateur temporel qui prolonge le passé dans le présent. Dans ce sens, « Une colonie permanente » est également un oxymoron qui réinstaure le passé dans le présent.
À lui seul, le titre de la pièce condense donc de façon significative un enchâssement spatio-temporel qui sous-tend le texte : le macro (Riesen) et le micro (le petit village), le passé (la colonie) et le présent (permanente), abondamment relayé par le texte.
Mais l’enchâssement le plus prégnant et le plus puissant est celui qui s’opère au niveau de l’espace scénique et de fiction qui condensent, en un seul espace, espaces extérieurs et espaces intérieurs, espaces publics, espaces privés. L’espace intérieur est suggéré par les trois grands murs qui sont recouverts d’un papier peint qui pourrait être celui d’une chambre d’hôtel ou d’un salon intérieur. Le lit, la lampe de chevet, la litière pour chat, les tapis de couloir, les chaises, commodes, garde-robe, armoires, table basse, fauteuils et enfin, l’escalier recouvert de moquette, nous confirment que nous sommes dans un espace intérieur, clos, structuré en différentes pièces par les tapis de couloir qui segmentent l’espace géométralement sur quatre plans successifs et verticalement en deux zones (cour et jardin) et en au moins deux étages, comme nous laisse l’imaginer l’escalier en colimaçon.
« On a vraiment commencé à répéter dans le décor, mais la distribution de l’espace n’était pas tout à fait définie. C’est toujours comme cela, quand j’invente quelque chose pour Christoph, je fais toujours des espaces qui sont ambigus parce qu’on ne sait pas encore vraiment ce qu’on va y faire »3.