L’expression vraie nie la vie

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L’expression vraie nie la vie

Entretien avec Gunji Masakatsu et Don Kenny

Le 27 Avr 1985

A

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Le butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives ThéâtralesLe butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives Théâtrales
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Asobi - jeu, divertissement
Aso­bi — jeu, diver­tisse­ment

Daniel De Bruy­ck­er : Par­mi les dans­es mil­lé­naires du bugaku, il en est une nom­mée Soriko où le danseur arbore le plus éton­nant des masques : appelé zômen, « image-vis­age », c’est un sim­ple car­ré de tis­su, pen­dant devant la face comme un store à une fenêtre, avec quelques traits styl­isés à l’ex­cès qui finis­sent par évo­quer les traits d’un vis­age. Onze siè­cles plus tard appa­raît une autre danse, le butô, avec ces vis­ages crispés en une gri­mace inamovi­ble, d’une fix­ité si exces­sive qu elle n’exprime bien­tôt plus rien du tout ; ou alors c’est Oono Kazuo, les traits absents sous une épaisse couche de fard blanc et mat, comme chez les onna­ga­ta1 du kabu­ki qui imi­tent si bien la face de bois des poupées du bun­raku — autant de gen­res où il s’agit pour­tant d’in­car­n­er la pas­sion à ses extrêmes ! Au kabu­ki encore, ce sera le maquil­lage kumadori2 et ses mufles telle­ment car­i­cat­u­raux qu’eux non plus ne peu­vent servir à rien exprimer, tan­dis que les fan­tômes et les déments du nô por­tent ces masques géni­aux, dont l’expression passe de la joie à la ter­reur selon l’in­ci­dence de la lumière — masques qu’on appelle omote, d’un mot qui sig­ni­fie à la fois vis­age et sur­face, ce qui révèle et ce qui dis­simule. A quoi riment tant de masques ?

Gun­ji Masakat­su : Essen­tielle­ment à ceci que le Japon envis­age tou­jours toute chose au sein d’une struc­ture ou d’un ensem­ble au sein duquel fig­ure égale­ment le con­traire de cette chose. Naître, ici, c’est avoir été mort. Être, c’est être au milieu de, avec la droite à sa droite et la gauche à sa gauche.3 L’omofe, l’in­ex­pres­siv­ité du vis­age, dans un tel con­texte, provient du fait que toutes les expres­sions sont dans l’in­ex­pres­siv­ité : choisir d’en exprimer une, c’est nier implicite­ment toutes les autres expres­sions pos­si­bles ; n’en exprimer aucune, c’est laiss­er sa chance à cha­cune. C’est moins un procédé qu’une morale et une méta­physique de l’art : en fait, la vie est un leurre, nous ne sommes pas vrai­ment en vie. Mais l’art, quant à lui, doit chercher à être vrai ; c’est pourquoi, pour créer de l’art, il faut tuer tous les aspects du vivant pour ne laiss­er que l’inexpressivité, car il importe d’exprimer non pas ce qu’il y a à exprimer mais bien le fait que la vie qu’on exprimerait ain­si est un leurre, une faus­seté.4

L onna­ga­ta est un mer­veilleux exem­ple de ceci, lui qui plutôt que d’exprimer la féminité préfère nier en lui tout aspect mas­culin — en japon­ais, je dis qu’il les tue : koroshite, koroshite — afin de devenir féminin par la sup­pres­sion de sa viril­ité.5 Pour obtenir la vraie expres­sion, il faut ain­si se débar­rass­er de toutes les fauss­es expres­sions, celles que sug­gère le naturel : tout cela doit être ôté avant de par­venir à l’ex­pres­sion vraie.

Don Ken­ny : Para­doxale­ment, c’est par­ti­c­ulière­ment appar­ent dans le kyô­gen, où à l’in­verse de tous les autres styles du théâtre japon­ais on n’a rien der­rière quoi se cacher, ni masque, ni maquil­lage peint, ni cos­tume, ni décor ou éclairages, tous ces procédés qui aident à évac­uer l’hu­main à l’é­tat brut. Ain­si l’ac­teur de kyô­gen doit con­stam­ment se sou­venir que, si c’est en effet un théâtre réal­iste par son con­tenu, dès qu’il se laisse aller au réal­isme du jeu, dès qu’il tombe dans le rôle, tout art dis­paraît et ce n’est plus du kyô­gen mais juste encore du théâtre occi­den­tal !

D.D.B. : Un des aspects de cette inex­pres­siv­ité sem­ble être de favoris­er la cathar­sis : du nô comme du butô on a pu dire qu’ils tendaient ain­si un miroir vide au spec­ta­teur afin que celui-ci y pro­jette sa pro­pre expres­sion…

G.M. : A ceci près qu’au Japon, habituelle­ment, un miroir ne sert pas à se voir dans l’état présent, mais bien dans le futur, voire le passé par­fois. Quel que soit le cas, le reflet dans le miroir nous par­le d’un état dif­férent, d’une autre dimen­sion de celui qui s’y reflète, comme dans le cas de l’ac­teur nô.6

On dit, au Japon, que si une femme va à la toi­lette ou en tout autre endroit où elle est vrai­ment seule à seule face au miroir, elle pour­ra y voir se refléter le vis­age de son futur époux. De même, on dis­ait jadis qu’une femme enceinte ne doit jamais regarder dans le miroir, car on ne sait jamais ce qu’elle pour­rait y voir de bon ou de mau­vais7, et cela serait déter­mi­nant pour l’en­fant qu’elle porte.

Ain­si le miroir, pour les Japon­ais, était tout sauf un objet indif­férent et, plutôt que de le laiss­er là à refléter n’im­porte quoi, on le cou­vrait d’un linge qu’on n’ô­tait que pour cer­tains usages spé­ci­fiques.

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Don Kenny
Né aux Etats-Unis, vit au Japon depuis 1959, où il a multiplié des activités de...Plus d'info
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Critique, écrivain, professeur et homme de théâtre, est une autorité reconnue sur tous les secteurs...Plus d'info
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