Françoise Collin : Je voudrais vous demander d’abord à quel moment de votre histoire vous avez rencontré l’œuvre de Marguerite Duras et à partir de quand vous avez travaillé avec elle ?
Delphine Seyrig : J’avais des amis qui publiaient Marguerite Duras aux Etats Unis et c’est par eux que j’ai entendu parler d’elle en premier. J’avais lu aussi Moderato cantabile et vu le film, j’avais lu Barrage contre le Pacifique et puis, en 64, elle est venue me voir pour me parler d’un film qu’elle voulait tourner d’après une de ses pièces, La musica, que je n’ai jamais jouée au théâtre mais que j’ai tournée.
C’était son premier film. C’était Jules Dassin qui produisait et on lui avait donné un co-metteur en scène parce que c’était la première fois qu’elle faisait du cinéma. On pensait qu’il valait mieux qu’elle ait un professionnel à côté d’elle et elle lé pensait elle-même, je crois. Et ce qu’il y avait d’intéressant pour moi, et la leçon qui m’en reste, c’est qu’elle n’était pas une professionnelle mais qu’en fait, elle savait exactement ce qu’elle voulait.
F.C.: Même dans la conduite d’acteurs ?
D.S.: Oui parce qu’elle savait ce qu’elle imaginait. La force de l’imagination est énorme. Si l’imagination est très developpée, ce qui n’est pas le cas forcément mais ce qui est son cas à elle, il n’y a quasiment pas besoin d’expérience. Grâce, peut être, à son expérience d’écrivain elle savait déjà ce qu’il fallait, ce qu’elle voulait faire à l’écran. Elle n’a pas pu le faire avec La musica. C’est un film qui est exactement ce qu’il est : un premier film de quelqu’un qui n’a pas pu aller au bout de ce qu’elle voulait mais qui était très « jusqu’auboutiste ».
Elle disait qu’elle ne voulait que des visages et du dialogue.
F.C.: Pourtant, les lieux sont souvent importants dans son œuvre.
D.S. : Oui, mais en dehors des lieux. disons que ce qu’elle voulait, c’était des visages et du dialogue…
F.C.: non pas du jeu ?
D.S.: Je ne dirais pas ça Je ne veux pas m’avancer dans ce qu’elle entendait par là, mais c’était sa formule. Elle le disait.
Ce n’est pas ça qu’on a tourné, mais cela a quand même été pour elle une expérience qui l’a encouragée à aller au bout de ce qu’elle avait envie de faire. Mais peut-être que si elle l’avait fait toute seule, ce film aurait été un extraordinaire premier film. Voilà.
F.C. : Vous disiez tout à l’heure que quand on a un imaginaire très fort, au fond, la technique n’est rien Est-ce que vous pensez que Marguerite Duras a un très fort imaginaire visuel, un sens du regard ?
D.S.: Oui. Elle a un regard. Mais elle a un regard à elle qui est irremplaçable.
F.C.: C’est quelqu’un qui voit ?
D.S.: Oui. Mais c’est surtout quelqu’un qui, d’une part fait de la littérature et qui, d’autre part, fait des films qui ne sont pas de la littérature. Et elle fait une troisième chose, enfin, elle arrive à comment dire à faire du cinéma pur. On peut dire qu’elle allie les deux éléments dans ses films parce qu’il y a quand même de la littérature dans ses films. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que, souvent, les écrivains font des films qui sont de la littérature et pas vraiment du cinéma Ou bien, les gens font vraiment du cinéma mais on ne peut pas dire que ce soit littéraire, c’est carrément et seulement visuel.
Avec Marguerite Duras, il y a les deux qui se mélangent ou plutôt qui se rencontrent, le visuel et le littéraire. L’image n’est pas un accompagnement des mots ni une illustration des mots.
F.C.: Il y a peut-être deux pistes de développement ?
D.S : Je ne sais pas. C’est comme un peintre qui a, à la fois, un génie de la couleur et un génie de la structure, ou du dessin et de la couleur.
Souvent, les peintres qui ont un sens de la couleur sont des coloristes et peut-être la structure est moins forte. Et puis, quelquefois, ils ont un sens de la structure mais pas tellement de la couleur.
Mais chez Marguerite Duras, il y a les deux : il y a les mots ‑les mots dits- et les images. Et les deux sont aussi forts et c’est ça quiest intéressant.
F.C. : Vous aviez ressenti, dès le premier film, cette radicalité du travail de Marguerite Duras ?
D.S : Oui, absolument. Mais je sentais que ce qu’on était en train de tourner n’était pas complètement sa vision.
F.C. : Et la suite ?
D.S : Ah ! et bien ensuite, il y a eu plusieurs années. Son film suivant a été Détruire dit-elle, je crois, dont je n’étais pas, et que j’avais trouvé
être plus une pièce de théâtre qu’un scénario. Peut être que fai tort, mais c’est comme ça que je le ressentais. Et puis il y a eu 68 entre La musica et ses films suivants, il me semble, et cela a fait une grosse différence. 68 a déclenché l’éclatement d’une forme, peut-être. Et pour moi, ça a été lndia song mon film suivant avec elle. C’était en 75. Il est allé à Cannes cette année-là.