CHERE ANNA
Tu me dis que ton Hedda Gabler te donne bien du mal ! Hé, oui, elle te donne du mal, tu n’es pas la première à souffrir, Hedda c’est une banquise, une montagne, un océan, il faut se la faire si j’ose dire ! Une pisseuse, dis-tu dans ta lettre, elle me file constamment entre les doigts, elle m’évite puis elle me percute, parfois, j’ai la certitude d’avoir été volontairement égarée par elle, roulée dans la farine, perdue au coin d’un bois. Bien ! Excellent ! Tant mieux ! La résistance du texte est toujours un bon signe. Et puis jouer ce n’est tout de même pas élucider un cas. Si ta bonne femme est obscure, joue-la de façon à ce que cette obscurité nous intrigue nous spectateurs, ce n’est pas un cas clinique, ta Hedda, et tu n’as pas de diagnostic à poser. Cool, ma fille, ta pisseuse est un sphinx depuis cent ans et c’est pour cela qu’elle intéresse encore le monde. Le mystère d’un personnage est toujours plus intéressant que sa clarté, et on n’en fait jamais trop pour donner épaisseur et chair à ce mystère. Mais hélas, une fois sur deux, le monde du théâtre est fait de colleurs d’étiquettes : Hedda Gabler est destructrice, Othello jaloux, Lady Macbeth ambitieuse, Lulu perverse, j’en passe, et ils collent les colleurs, ils collent une triste psychologie, ça ennuie, ça déprime et ça ne révèle rien à personne, sinon ceci : dans la population théâtrale, la crasse mentale est chose aussi bien partagée qu’ailleurs. Mais je ne vais pas commencer à m’énerver sur la paresse des gens de théâtre, et sur celle de ton metteur en scène en particulier, tu sais que là-dessus je suis intarissable. Et puis aussi, que diable es-tu allée faire dans cette galère ? L’argent d’accord, gagner sa vie est respectable et je n’ai certainement aucune leçon de morale à te donner. Sais tu ce qui me met de mauvaise humeur ? Pas que tu travailles avec lui, non, ce qui me tue c’est qu’il n’y a pas une lettre où tu n’essaies discrètement de me suggérer qu’il n’est certainement pas terrible ce metteur en scène, mais que, en définitive, à l’usage, il n’est tout de même pas aussi mal qu’on le croyait ! Anna, Anna, me faire ça à moi ! Il est nul, point à ligne ! Nul ! Nul ! Une pensée au ras des semelles, un grand vide avec une culture de carton pâte, une sensibilité de bête repue, on peut juste lui laisser une certaine manière de bouger le cul, sans honte et sans vergogne, car à la guerre comme à la guerre ! Alors, si tu n’aimes pas le chômage, si tu veux aller en vacances à Tokyo, si tu as envie de faire repeindre ton appart (il en a grand besoin par ailleurs), si tu veux amasser pour jouer en bourse ou jeter ton argent par les fenêtres, travaille avec ce rigolo, mais ne m’inflige pas la douleur de tes aveuglements. Il n’y a pas de vie sans merde, et quand on a les deux pieds dedans, faut pas laisser croire que ça sent le gazon frais. Donc, oublie le bègue qui te dirige et prend les choses en main, je suis sûr qu’elle sera belle ton Hedda et qu’Ibsen sera fier de vous deux. Obscurcis, dérobe, cache, ruse, multiplie les facettes, déploie les contradictions, rends-nous joyeux à l’idée du mystère, dis ce qu’elle est, ce qu’elle aurait pu être, ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle a été, ce qu’elle ne sera jamais plus, voilà du pain sur la planche. Bien sûr, une fois de plus, tu auras l’air d’une martienne dans la production, mais tu sais combien j’apprécie cette étrangeté : un bon acteur ne doit jamais hésiter à montrer en scène qu’il est beaucoup plus malin que ce qu’on lui a demandé de faire. À condition que ce soit le cas, évidemment ! Le théâtre n’a que faire des accords apeurés, des soumissions molles, des fraternités hypocrites. Il a besoin de belles grandes résistances et notamment de celle du comédien. Je ne parle évidemment pas de guerres de tranchée, de chicanes, de contestations boutiquières, de pinaillages rase-mottes, je parle d’une action belle et grande, celle par exemple du comédien qui sur le plateau peut montrer dix façons de faire une chose là où on lui en demandait une. Ça, c’est la classe ! Je me méfie des héros du bistrot et de la canette, mais j’aime l’arrogance d’un métier bien fait, j’aime qu’elle s’étale, qu’elle déstabilise, qu’elle brûle et qu’elle blesse, qu’elle oblige l’autre à se recomposer et à mobiliser ses énergies extrêmes. La première fois que je t’ai vue c’était lors d’une répétition d’un Wedekind, tu te battais contre la voie trop étroite où tu inscrivais toi-même ton personnage. Tu as essayé cent fois comme un âne obstiné qui tire fierté de son obstination, tu as mis à mal le planning, tu as exaspéré tout le monde autour de toi, plus on te disait, « c’est bien, Anna, c’est bien, qu’est-ce que tu veux de plus ? » , plus je voyais monter en toi l’envie de leur enfoncer dans le crâne l’œuvre complète de l’auteur. Puis je suis parti, et lorsque j’ai vu le spectacle à la première, j’ai compris qu’à force d’obstination, tu avais atteint ce que tu cherchais. Bien sûr, comme tout travail magnifiquement exécuté, ça avait l’air d’être un travail normal. Dans le grand art, perfection et sobriété vont souvent de pair, puis l’esbroufe ce n’est pas vraiment ton genre. Et comment ce joyau fut-il reçu ? Oh, bien, oui, bien sauf que les trois quarts de la salle n’avaient rien remarqué de particulier (en général, les spectateurs aiment beaucoup les acteurs qui transpirent, les suant, ceux qui crient, qui remuent, qui hystérisent, qui se dépensent visiblement), quant à la critique, elle parla certes élogieusement de ta prestation, mais à la manière d’un gourmet moyen qui n’arrivera jamais à faire la différence entre le bon et l’exceptionnel. Qu’importe ! Le monde est le monde, n’en conçois ni regrets ni aigreur. Les gens aigris m’insupportent, ils essaient toujours de vous faire payer la note de leur idéalisme. Ils vous la collent sous le nez ; paie, disent-ils, pour toutes les illusions que j’ai eues, paie le prix fort de ma mauvaise humeur pour mes chimères assassinées. Et merde, mon vieux, moi, je n’ai pas vraiment l’intention de payer pour toi, va au diable avec tes aigreurs !