Le théâtre d’avant-garde au Japon

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Le théâtre d’avant-garde au Japon

Le 19 Avr 1985

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Le butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives ThéâtralesLe butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives Théâtrales
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C’est par sa nou­veauté (ou par l’usure pro­gres­sive de celle-ci) qu’un art est d’a­vant-garde, puis cesse de l’être. Loin de faire excep­tion à ce sché­ma uni­versel, le Japon — et tout par­ti­c­ulière­ment son théâtre — illus­tre ce phénomène avec plus d’év­i­dence encore que bien d’autres pays. A la fin du siè­cle dernier, le shim­pa1,  le théâtre nat­u­ral­iste créé en réac­tion à la styl­i­sa­tion du kabu­ki, est d’a­vant-garde ; de mème le shinge­ki2 lorsqu’il appa­raît au début du XXe siè­cle, en oppo­si­tion au shim­pa à son tour cod­i­fié et banal­isé. Après 1945, le shinge­ki ces­sant lui-même d’être un théâtre réal­iste (en ce sens que le réal­isme y devient un sim­ple procédé, un mode dra­ma­tique admis et nor­mal­isé), on  voit une fois de plus émerg­er face à lui un nou­veau type de théâtre. C’est ce dernier qu’on appelle aujour­d’hui encore le théâtre d’a­vant-garde au Japon — ou plus exacte­ment les théâtres, l’a­vant-garde étant pré­cisé­ment ce qui n’est pas encore inféodé à une pra­tique unique sous une appel­la­tion con­trôlée.  A défaut d’un tel nom générique (comme pour le kabu­ki, le shim­pa ou le shinge­ki), on peut néan­moins trou­ver à tous ces théâtres des ten­ants et aboutis­sants com­muns, que j’évo­querai dans l’or­dre où ils sont apparus, ten­tant au pas­sage d’en repér­er les sources. 

Un pre­mier point com­mun est la « japonéité » de cette avant-garde, en net con­traste avec le shinge­ki des débuts, d’in­spi­ra­tion pure­ment occi­den­tale3, et rejoignant ain­si le shim­pa, qui dans son cadre nat­u­ral­iste se voulait un théâtre japon­ais. Remis en hon­neur dans l’après-guerre, ce car­ac­tère est surtout man­i­feste dans l’im­agerie emprun­tée par tous ces théâtres à l’œu­vre graphique de Yoko‑o Tadanori, dont le tra­vail d’il­lus­tra­teur exerce aujour­d’hui encore une influ­ence énorme sur tout l’aspect  visuel des pro­duc­tions de l’a­vant-garde théâ­trale japon­aise. Par un procédé cher à toutes les avant-gardes — met­tre le démodé au goût du jour -, les pre­miers travaux de Yoko‑o recouraient à une icono­gra­phie d’un « mau­vais goût » frap­pant, faisant délibéré­ment usage d’un lan­gage jusque là nég­ligé par les « arts » et puisant essen­tielle­ment dans l’art pop­u­laire des années 1910 à 1930 : couleurs vives et fraich­es, « ligne claire » dans le dessin, mis­es en pages réminis­centes des affich­es de théâtre, menus et jour­naux de l’époque, usage abon­dant de vieilles pho­togra­phies (d’en­fants surtout), représen­ta­tion répétée d’é­mo­tions vio­lentes traitées de manière volon­taire­ment naïve, du rire aux larmes, et usage fréquent de sym­bol­es com­mer­ci­aux (le chien de la mar­que Vic­tor) — tout ceci évo­quait, sur un mode apparem­ment puéril (mais fort sophis­tiqué en fait), un passé sinon meilleur, du moins plus inno­cent. 

A la façon d’une ver­sion japon­aise du pop art améri­cain (d’où en par­tie son suc­cès immé­di­at) mais sans l’ironie cynique d’un Warhol, Yoko‑o pro­po­sait à la généra­tion d’après-guerre, qui allait rapi­de­ment l’adopter, un style dif­férent, com­mode et entière­ment neuf pour elle : toute cette icono­gra­phie, ignorée sinon méprisée, était restée invis­i­ble jusqu’à ce que Yoko‑o la réin­vente4. Ce qui était hier encore triv­ial et agaçant deve­nait soudain, con­for­mé­ment au principe, le dernier cri, et de cette mini-révo­lu­tion dans les arts graphiques les traces sont encore man­i­festes aujour­d’hui, vingt ans plus tard et alors que Yoko‑o lui-même a essayé plusieurs autres manières depuis.

À pro­pos de ce style apparu presque simul­tané­ment sur plusieurs fronts — il s’ag­it donc d’un Zeit­geist aus­si — on a pu se deman­der qui avait influ­encé qui et si Yoko‑o le fon­da­teur n’avait pas été lui-même inspiré par l’un ou l’autre dra­maturge. Le cas n’est pas sans évo­quer les débuts du cubisme en France, né de même dans plusieurs ate­liers à la même époque, mal­gré quoi c’est à un non-pein­tre, Apol­li­naire, qu’on en attribue générale­ment la pre­mière for­mu­la­tion. L’in­flu­ence fut man­i­feste­ment réciproque entre Yoko‑o et le pre­mier grand avant-gardiste du Japon d’après-guerre : le danseur Hijika­ta Tat­su­mi, dont le tra­vail peut faire fig­ure de berceau pour tout le mou­ve­ment théâ­tral d’a­vant-garde. Au fil des années ’50 et ’60, Hijika­ta présen­ta une série de spec­ta­cles comme le Japon n’en avait jamais vu : sous le nom de « dans­es », c’é­taient en même temps des pièces sans paroles5 remar­quables pour leur durée, leur illo­gisme appar­ent, leur ennui voulu et leurs coq-à-l’âne.

C’est main­tenant encore un théâtre pau­vre, ses danseurs tan­tôt en hail­lons, tan­tôt munis d’ac­ces­soires ves­ti­men­taires japon­ais en un Curieux assor­ti­ment — char­lottes et autres fan­fre­luches des années ’10 aus­si bien que para­pluies à la mode du siè­cle dernier. Plus encore que la fin du monde, c’est la fin du Japon qu’évo­quait Hijika­ta en déver­sant sur la scène ce bric-à-brac délibéré­ment poignant:un champ de bataille peu­plé d’in­firmes con­vul­sifs, bran­dis­sant les emblèmes pathé­tiques d’une civil­i­sa­tion dis­parue. Or ce n’é­taient pas les œuvres d’art du Japon que l’on bran­dis­sait là, mais bien les usten­siles d’hi­er et la panoplie de l’an­ci­enne cul­ture pop­u­laire :pour autant que Hijika­ta ait subi quelque influ­ence venue du théâtre, elle émanait des attrac­tions de foire, du théâtre Yose6 et des revues de music-hall — les diver­tisse­ments banals et vul­gaires du Japon d’a­vant-guerre.

Si Yoko‑o con­nais­sait Hijika­ta et son tra­vail et a réal­isé pour lui affich­es et décors à ses débuts7, il sem­ble qu’ils se soient inspirés mutuelle­ment quant au style et à l’i­cono­gra­phie, l’in­flu­ence de Yoko‑o devenant par con­tre pré­dom­i­nante pour les dra­maturges et met­teurs en scène apparus par la suite — et sans aucun doute pour Ter­aya­ma Shûji8, dont le Ten­jô-saji­ki gek­i­jô9 a dom­iné la scène d’a­vant-garde au début des années ’60. Ter­aya­ma, resté un des meilleurs poètes mod­ernes du Japon, évoque dans ses pièces un univers assez proche de Hijika­ta, pour qui il a d’ailleurs écrit, et inté­grant toute l’i­cono­gra­phie de Yoko‑o, qui signe les affich­es et par­fois les décors de ses pre­miers spec­ta­cles. En ce monde déjà délabré mais très comme-il-faut10, on retrou­ve le chien de la Vic­tor et les pub­lic­ités pour des mar­ques de cig­a­rettes d’a­vant-guerre ; le cirque itinérant est bien en vue, tout comme quelques dérisoires fan­fre­luches emprun­tées à l’Oc­ci­dent (boas de plumes, miroirs dorés) et les ves­tiges pas moins pathé­tiques d’un Japon révolu :kimonos rayés à la mode cam­pag­narde, man­teaux du siè­cle dernier, cha­peaux à la Sher­lock Holmes, etc. Le thème ne varie guère :un jeune garçon est men­acé par une femme d’âge mûr (sou­vent sa mère); ils sera sauvé (par­fois) par une fille de son âge ou un rien plus âgée, qui sou­vent le dépu­celle ; par­fois aus­si il a pour ami un homme d’âge mûr, de sex­u­al­ité indéter­minée. Avec ce canevas11, Ter­aya­ma nous plonge délibéré­ment en plein mélo­drame, mais quelle qu’en soit la sig­ni­fi­ca­tion psy­chologique pour lui (et elle doit être con­sid­érable pour que ce thème réap­pa­raisse si régulière­ment), Ter­aya­ma n’en­cour­age pas le spec­ta­teur à la pren­dre au pre­mier degré :tout comme Yoko‑o sug­gère un recul face aux clichés pop­u­laires qu’il intro­duit dans son icono­gra­phie, le dra­maturge nous invite à observ­er sans pas­sion les effets appuyés que son théâtre emprunte au mélo­drame pop­u­laire d’a­vant-guerre. L’in­ten­tion est ironique et résulte en un humour enfan­tin, tein­té de joyeuse anar­chie.

Joyeuse ou non, l’a­n­ar­chie est sou­vent le but avoué de l’a­vant-garde japon­aise, cette ten­dance étant à son comble avec le Zero jikken group12 de Kato Yoshi­hi­ro, une jeune troupe mixte dont les man­i­fes­ta­tions occa­sion­nelles, générale­ment spon­tanées et recourant sou­vent à la nudité com­plète, si rare au Japon13, con­sis­tent pour l’essen­tiel en dans­es orgiaques à relents sado-masochistes. Quelque chose d’un Japon « prim­i­tif » se pro­file peut-être bien ici, mais on y retrou­ve égale­ment les années ’30 — dans le tabi14 entre autres — ain­si que l’aspect « champ de décom­bres»- implicite dans le tra­vail de tous ces théâtres.

Franche­ment anar­chique, le Jôkyô gek­i­jô15 de Kara Jüro fut longtemps la troupe-clé de l’a­vant-garde japon­aise. Des influ­ences divers­es (le mélo­drame pop­u­laire et les revues du yose, la bande dess­inée et le ciné­ma de série B, le kabu­ki rur­al) s’in­té­grent ici en une expéri­ence théâ­trale sou­vent intense. On y retrou­ve l’aspect « ter­rain vague » et l’im­agerie de Yoko‑o, qui a créé des affich­es pour ce théâtre égale­ment, mais non le nar­cis­sisme occa­sion­nel de Ter­aya­ma : encore que sou­vent masqué par le bad­i­nage du dia­logue et la démesure des effets de scène, le dis­cours de Kara est générale­ment poli­tique, au moins à mots cou­verts.

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Donald Ritchie
Donald Ritchie, d'origine américaine mais installé au Japon depuis plus de vingt ans, est un...Plus d'info
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