L’œuvre ultime et la justice de l’avenir

L’œuvre ultime et la justice de l’avenir

Le 11 Mai 1991

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Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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C’EST abu­sive­ment peut-être qu’on voit dans la dernière œuvre un tes­ta­ment. Ce n’est pas sou­vent que ce pro­duit ultime est, comme le SECOND FAUST pour Goethe, toute l’œuvre ramassée en un bou­quet.

SURÉNA est une clausule — une fin. C’est d’abord un fait : plus rien dans le théâtre de Corneille après ce SURÉNA, con­tre­point pes­simiste d’un NICODÈME opti­miste. SURÉNA reprend la prob­lé­ma­tique même qui est celle de Corneille depuis le Cid, la dou­ble con­fronta­tion du Héros et du Roi, d’Eros et de la con­trainte. En tout cas, Corneille, jusqu’à ce SURÉNA, essaie la con­cil­i­a­tion de la posi­tion héroïque et de la roy­auté, du désir et du devoir. Surtout il tente à chaque moment de jus­ti­fi­er la roy­auté légitime en l’opposant à ces images per­vers­es du pou­voir que sont le tyran usurpa­teur, le min­istre per­fide, ou Rome toute puis­sante.

Dans ce SURÉNA, le roi est légitime, et pour que nul n’en ignore, les rois sont deux : le père et le fils ; pas plus légitime que ces deux-là, et leur droit à régn­er n’est ni dis­cuté ni dis­cutable. De vrais rois en somme, fig­ures du droit et de la jus­tice, selon la pen­sée monar­chique de Corneille. Mais voilà ! le droit et la jus­tice ont divor­cé du roi ; ils sont en exil chez le héros, incar­na­tion anci­enne et nou­velle des valeurs. D’un côté la pure ver­tu du héros, de l’autre le machi­avélisme crim­inel des rois On con­naît l’histoire : le héros Suré­na, qui a affer­mi le trône du roi Orode aime la princesse d’Arménie, Eury­dice, fiancée à l’héritier roy­al Pacorus ; ces fiançailles sont le fait du traité de paix con­clu après la guerre gag­née par le héros ; devant la rai­son d’Etat, les amoureux se résig­nent. Mais le roi veut aller plus loin et neu­tralis­er le héros en lui faisant épouser sa fille Man­dane : « Ou faites-le périr, ou faites-en un gen­dre » con­seille le min­istre rusé. C’est trop : Suré­na refuse Man­dane, et le roi Orode le fait tuer. Héros dou­ble­ment coupable : il a « plus de nom que son roi » et il aime la même femme que le prince héri­ti­er. Il a donc empiété sur les deux prérog­a­tives royales : la puis­sance mil­i­taire et le choix d’Eros. Reste au roi à le détru­ire. Pau­vre crime par lequel il scie la branche sur laque­lle il est assis, et il ne l’ignore même pas. Le grand Corneille chante ici la palin­odie : en 1674, il renonce à l’espérance monar­chique : il lui est devenu dif­fi­cile de mon­tr­er dans le monar­que absolu le gar­di­en du droit con­tre les intérêts par­ti­c­uliers. Ce qu’il a soutenu toute sa vie, il le biffe en cette dernière œuvre. Racine n’en dit pas plus dans BRITANNICUS :

« Quoi ! dit Suré­na, vous vous fig­urez que l’heureux nom de gen­dre, Si ma perte est jurée, a de quoi m’en défendre, Si ma perte est jurée, a de quoi m’en défendre, Quand, mal­gré la nature, en dépit de ses lois, Le par­ri­cide a fait la moitié de ses rois, Qu’un frère pour régn­er se baigne au sang d’un frère ? Qu’un fils impa­tient prévient la mort d’un père ?» (V, III)

Survit Eros, seule valeur, l’amour absolu, gar­di­en de la fidél­ité. Mais à chaque pas Suré­na atteste la par­en­té d’Eros et de la mort.

« Tou­jours aimer, tou­jours souf­frir, tou­jours mourir » dit Eury­dice et Suré­na, en écho dans la même scène, « tou­jours aimer, souf­frir, mourir ».(I, III).

Une clausule, certes, ce SURÉNA où la mort appa­raît terme défini­tif : Eury­dice meurt d’amour, tuée par la mort de Suré­na ; le héros, lui, dis­paraît, frap­pé d’une flèche, mort anonyme et sans postérité. La gloire même est néant, dans la lumière égale de la mort :«Que tout meure avec moi, Madame ; que m’importe, Qui foule après ma mort la terre qui me porte. (…) Quand nous avons per­du le jour qui nous éclaire, Cette sorte de vie est bien imag­i­naire, Et le moin­dre moment d’un bon­heur souhaité, Vaut mieux qu’une si froide et vaine éter­nité » (I, III).

Ce qui meurt aus­si avec SURÉNA c’est une cer­taine idée de la tragédie : c’est l’œuvre de Corneille la plus dépouil­lée, la plus proche de l’idéal de la tragédie clas­sique, la mieux soumise aux règles. Comme si la forme s’épuisait à ne plus dire que ce néant de la puis­sance, qui est aus­si le secret de Racine, — comme si l’identité de forme recou­vrait une étrange simil­i­tude de con­tenu …Avec une dif­férence, remar­quable : Corneille ne se résigne pas à cette tare du pou­voir ; le dernier mot de la pièce — qui est aus­si le dernier de l’œuvre est le mot vengeance :«Grands Dieux, dit Palmis, sœur du héros mort (…) Ne souf­frez pas ma mort que je ne sois vengée ».

Corneille dit son ultime protes­ta­tion : si roi et tyran ne sont qu’un, le héros et l’amour sont égale­ment con­damnés à mort, mais le dernier mot reste à la vio­lence, à la revanche.

Corneille, quand il écrit SURÉNA, a 68 ans ; au XVI­Ie siè­cle c’est l’âge de la renon­ci­a­tion ; des échecs, il en a déjà eus, et la mort est proche ; il peut le penser.

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Antoine Vitez
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