L’ACTIVITÉ THÉÂTRALE est au centre de la vie culturelle écossaise contemporaine et y joue un rôle essentiel. Le théâtre participe directement aux grands changements de société, tant culturels que législatifs, qui se déroulent aujourd’hui et il en commente les événements majeurs : l’élection de Blair en mai 1997, le référendum sur la dévolution le 11 septembre 1997 ; la campagne électorale pour le nouveau parlement et les élections du 6 mai 1999. La première réunion de l’assemblée eut lieu le 12 mai 1999 ; l’Exécutif et le premier parlement écossais depuis 1707 furent installés le 1er juillet 1999.
Pour nous, Écossais, ce nouveau parlement (élu à la proportionnelle), et exerçant un pouvoir réel, transformera nos rapports vis-à-vis de nos gouvernants, en rapprochant les centres de décision et en encourageant une plus grande prise de conscience et de responsabilités. Dans un pays d’un peu plus de cinq millions d’habitants, et grâce au parlement d’Edimbourg, le gouvernement sera moins impersonnel et plus présent qu’il ne l’était, et les hommes politiques devront rendre des comptes à un électorat plus proche et plus actif.
Dans un article du Scotsman, un quotidien national publié à Edimbourg, à la suite du référendum de 1997, David Harrower et David Greig, les deux dramaturges les plus en vue actuellement, prennent la mesure de la situation :
Le résultat du référendum signifie que l’Écosse a voté pour sa régénération. Pour nous régénérer, nous devons nous comprendre nous-mêmes, échanger idées et aspirations, faire face à nos mythes séculaires, dénoncer les injustices et examiner notre passé. Par sa qualité, son côté direct, voire son caractère d’urgence, le théâtre écossais est le lieu privilégié où ce dialogue peut se développer.
Comme l’indiquent Harrower et Greig, l’artiste, et particulièrement le dramaturge, ont une responsabilité sociale et culturelle. Le théâtre écossais contemporain a l’ambition d’être le lieu où se développera un débat politique et social à l’échelle de la nation et où s’épanouira un renouveau dramaturgique et esthétique. Les écrivains de la nouvelle génération écossaise se détournent de la complaisance londonienne du style « victime-du-temps », ou « achète-et-baise » (« shopping and fucking »), car ils sont conscients de leur devoir de représenter une société et une culture en mutation, avec des moyens financiers restreints. Dans ce climat de transition, les gens de théâtre écossais jouent avec les périodes historiques et les lieux géographiques, avec les normes régissant personnages et modes narratifs, et rejettent les idées reçues sur ce qu’est une « pièce écossaise ».
Il est peut-être inévitable, étant donné les circonstances, de parler de crise infrastructurelle, organisationnelle et financière due aux pressions économiques et à la diversité sociale dans le pays (étendue du territoire, coûts croissants liés à une pénurie de subventions publiques et d’aides privées, absence de mécénat, caractère non commercial de nombreuses entreprises théâtrales). Ce bilan doit, néanmoins, être complété par l’émergence d’un nouveau répertoire ambitieux joué en une multitude de lieux, la naissance de petites troupes itinérantes, pleines de créativité artistique et d’ingénuité administrative, une dynamique internationaliste dans les années 90, et la prise en compte positive des conditions sociales du pays et un effort « d’inclusion sociale » des individus, groupes et communautés marginalisées. Ce nouvel état d’esprit a permis l’éclosion d’un théâtre créatif, distinct, éclectique. En 1990, quand Glasgow succéda à Paris comme « Capitale culturelle de l’Europe », la ville se forgea un destin international, tant au plan touristique, qu’industriel ou culturel. En termes théâtraux de nouveaux lieux furent inaugurés, en particulier le Tramway (un espace polyvalent qui accueille les plus grandes tournées internationales), une salle de concert, et un espace « alternatif », The Arches, récupéré dans les sous-sols de la gare centrale.
KNIVES IN HENS (DES COUTEAUX DANS LES POULES, 1995), la première pièce d’un jeune auteur talentueux et déjà chevronné, est exemplaire du nouveau théâtre écossais et de son refus des idées reçues. KNIVES IN HENS, pièce lyrique et chargée d’émotion, se déroule dans une atmosphère insaisissable, où une philosophie primitiviste s’entremêle à des idées modernistes d’urbanisation et d’industrialisation, en une fable séduisante, équivoque, qui débouche sur la violence infligée à la « Jeune femme » – sans nom – en quête de satisfaction sexuelle et de liberté intellectuelle.
Harrower peint une société rurale – ou, du moins, une société régie par le cycle saisonnier agricole – à la religiosité complexe : d’une part il fait appel à l’imagerie chrétienne, de l’autre à une iconographie panthéiste, voire démoniaque. Un des paradigmes privilégiés du théâtre écossais contemporain est la reconstitution historique, mais Harrower réinvente une dramaturgie distincte et radicale : ses personnages se meuvent dans une fable anhistorique, à une époque qui se situe avant et après la Réforme ( et, même, avant et après le christianisme ), avant et après l’industrialisation et l’urbanisation, avant et après la chienlit et le chaos. La méfiance et la peur de la technologie s’incarnent dans le personnage du meunier quand il dit : « Tout ce que tu as besoin est haine pour lui … Est une coutume du village » – symbolisées par sa plume – « un bâton de mal » –, et trahissent une attitude pré-industrielle ou post-apocalyptique d’exclusion et de marginalisation.
Les rapports entre Jeune femme, son mari, (Petit- cheval William, le laboureur ), et Gilbert Horn ( meunier solitaire et louche), s’expriment métaphoriquement par la désignation des choses et leur appropriation par leur nom. Harrower se refuse, par ailleurs, de caricaturer ses personnages masculins : tous deux sont virils et séduisants, tous deux possèdent le savoir. Mais, si la sexualité de Petit-cheval William s’exprime crûment, celle de Gilbert est plus sensuelle et séductrice ; le savoir de Petit-cheval William se fonde sur des valeurs traditionnelles – connaissance de la nature, des saisons, des chevaux –, alors que la science de Gilbert est celle d’un homme de progrès cultivé et réfléchi. La jeune femme construit son avenir et gagne son indépendance en apprenant quelque chose de chacun d’eux : à la fin de la pièce, elle n’a pas d’amant, mais elle a conquis son indépendance économique – elle a pris possession de sa maison et des chevaux –, et atteint sa maturité linguistique et sexuelle. Cette indépendance en fait une héroïne unique et exemplaire du théâtre écossais.
KNIVES IN HENS est la deuxième pièce de Harrower, KILL THE OLD TORTURE THEIR YOUNG (1998), furent créées par le Traverse Theatre d’Edimbourg, un théâtre d’art et d’essai qui a révélé de nombreux jeunes auteurs, ainsi que de grands auteurs étrangers. Depuis son ouverture en 1963, le Traverse a créé les œuvres de Mishima, Sartre, Jarry, Albee, Genet, Ionesco ; dans les années 60 et 70, il a révélé des dramaturges écossais tels que Stanley Eveling, Tom Wright, C. P. Taylor, Tom McGrath ; dans les années 80, Michael Wilcox, Liz Lochhead, John Clifford, Peter Arnott et Chris Hannan. Plus près de nous, le Traverse a programmé de nouveaux auteurs du cru, tels qu’Ann Marie Di Mambro ( 1990, TALLY’S BLOOD ) et James Kelman ( 1990, HARDIE AND BAIRD : THE LAST DAYS ), Donna Franceschild (1991, AND THE COW JUMPED OVER THE MOON) et Sue Glover (1991, BONDAGERS), Simon Donald (1992, THE LIFE OF STUFF) et Rona Munro (1992, YOUR TURN TO CLEAN THE STAIRS); ainsi que des pièces étrangères de Raymond Cousse à Brad Fraser en passant par Michele Celeste, Michel Tremblay et Bernard-Marie Koltès. La mission du Traverse est de « favoriser, développer et présenter les œuvres de dramaturges écossais et internationaux dans les meilleures conditions possibles », et tous les directeurs artistiques ont suivi cette politique de programmation. Malheureusement, le Traverse n’a pas suivi d’assez près la carrière de ses auteurs écossais. Évidemment un théâtre n’a pas l’obligation de monter toutes les pièces d’un auteur, mais l’incapacité de soutenir la carrière d’un écrivain à l’intérieur du théâtre écossais fait problème. Arnott, Clifford et Hannan – trois auteurs représentatifs du théâtre des années 80 – ont plus ou moins abandonné le théâtre pour le cinéma, la télévision ou l’enseignement. Ce développement a son côté positif, puisqu’il ouvre la voie à de nouveaux talents – Harrower, Greig, Stephen Greenhorn et Nicola McCartney ; mais d’un autre côté, c’est exclure toute une génération et se priver de gens d’expérience pour participer à la folle course aux jeunes prodiges qui caractérise les médias britanniques. Malgré le talent et le succès de la nouvelle génération de dramaturges, il est important de tirer les leçons de l’abandon de la scène par Arnott et Hannan : il ne faut pas que la création théâtrale soit laissée au hasard et les dramaturges écossais doivent être assurés de voir leurs pièces montées durant toute leur carrière.
Pourtant, des auteurs tels que Harrower, Greig et McCartney ont déclaré leur intention de travailler dans un contexte écossais, dans une perspective nationale et internationale, tout en reflétant les mouvements sociaux et culturels qui découlent de la dévolution des pouvoirs politiques. La vigueur et l’inventivité des jeunes auteurs transformeront, à plus ou moins court terme, l’infrastructure théâtrale en Écosse.