Le tombeau de l’instant

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Le tombeau de l’instant

Le 13 Juil 1999
Article publié pour le numéro
Écrire le théâtre aujourd'hui-Couverture du Numéro 61 d'Alternatives ThéâtralesÉcrire le théâtre aujourd'hui-Couverture du Numéro 61 d'Alternatives Théâtrales
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« COMMENT ÉCRIVEZ-VOUS ? La ques­tion me plaît. Elle me paraît moins stu­pide que celle que l’on pose habituelle­ment : « Pourquoi écrivez-vous ?» — et il est sans doute plus facile d’y répon­dre, puisqu’il me suf­fit de me sou­venir de l’acte d’écrire. Je dis bien « me sou­venir », car cela fait longtemps que je n’ai pas été capa­ble d’écrire. Dans l’ensem­ble plus le temps passe et plus il m’est dif­fi­cile d’écrire quoi que ce soie. Je ne sais pas pourquoi j’en suis arrivé là. Je peux seule- ment m’ob­serv­er et dire qu’à présent il en est ain­si : il m’est infin­i­ment dif­fi­cile de par­venir à ce point duquel il est pos­si­ble d’écrire.

Il y a ici une dif­férence à laque­lle il faut faire atten­tion. Écrire quelque chose est dif­férent d’écrire. Je peux tou­jours écrire quelque chose — n’im­porte quel idiot peut écrire quelque chose, un sou­venir, un apho­risme, un exposé, toutes ces choses-là. Écrire, c’est le con­traire. Écrire, on ne le peut jamais. On ne peut pas y avoir accès, on peut y aspir­er, on peut l’e­spér­er ; on ne le peut jamais.

J’es­saie d’écrire quelque chose tous les jours (sauf si ma vie est totale­ment chao­tique). Mais je le fais unique­ment pour éviter que mes doigts s’en­gour­dis­sent. Tous les ans j’écris des cen­taines de pages gui ne sont que ça — un moyen de ne pas m’en­gour­dir. Oui, gui sait, une ten­ta­tive de me per­suad­er que je suis tou­jours capa­ble d’orthogra­phi­er cor­recte­ment les mots. Une manière de faire mon­tre de respect envers le Seigneur.

Des gens me deman­dent par­fois d’écrire quelque chose pour eux. Une pièce de théâtre dis­ent-ils, s’ils sont met­teurs en scène ou acteurs ou directeurs de théâtre. Et je hoche la tête — et en général je dis oui, car j’e­spère que ce petit mot « oui » va déclencher quelque chose. Puis il y a ce petit silence gêné pen­dant lequel ils bais­sent les yeux vers le plateau bien poli de la table — et ils me deman­dent de quoi elle par­lera, cette pièce. Et je com­prends la légèreté avec laque­lle ils manient les mots, je com­prends qu’ils sont à mille lieues de moi, je com­prends que je ne pour­rai jamais leur expli­quer pourquoi je suis inca­pable d’ex­pli­quer quoi que ce soit. Une pièce, com­ment peut-on pronon­cer le mot pièce, une pièce qui n’ex­iste pas encore, Une pièce, c’est une audace à laque­lle je n’ose pas penser.

Il me sem­ble qu’autre­fois il m’é­tait plus facile d’écrire sans monde autour de moi. Il fut un temps où il suff­i­sait de regarder en moi pour trou­ver quelque chose qui déclen­chait l’acte d’écrire. Ce n’est plus le cas. À présent je suis à la mer­ci du monde. Moi-même je n’ai plus rien à dire, je n’aspire à rien, il n’y a rien que je voudrais chang­er. Je voudrais voir le monde devant moi, voir les hommes devant moi, les voir vivre et mourir et souf­frir et dis­paraître dans le silence où ils sont nés. Je n’y vois aucun sys­tème et je n’y aspire pas. Je les aime, les hommes, mais je ne rêve plus de les chang­er. Je les attends. Voilà ce que je fais. Je les attends.

Je les attends, mais je ne m’at­tends à rien. Je ne sais pas ce que j’at­tends. Je suis assis dans le bar, dans un bus, je me retrou­ve dans une soirée — et soudain quelqu’un tend le bras vers quelqu’un ou descend ou s’ef­fon­dre tout douce­ment en larmes imper­cep­ti­bles et je sais qu’il y a là une pièce, que je viens de la décou­vrir et que, si je me dépêche et que je m’ap­plique et que je reste impi­toy­able­ment atten­tif et présent pen­dant quelques mois, je pour­rai dress­er le tombeau de cet instant.

Il n’y pas de méth­ode pour abor­der les instants, car la méth­ode s’é­vanouit avec les instants, fugi­tifs comme un souf­fle de vent dans les feuilles d’au­tomne. À chaque instant sa méth­ode.

Atten­dre, c’est la mort. J’at­tends. J’at­tends les instants et le dur labeur c’est l’at­tente. Écrire est un jeu. Mais com­ment j’écris, je ne saurais le dire. Ou plutôt, si Je le savais, je n’au­rais pas besoin d’at­ten­dre les instants. Chaque jour j’es­saye d’ou­vrir (c’est le mot exact) une pièce, et en général j’é­choue. Je vois ma vie tomber en morceaux pen­dant cette attente de l’écri­t­ure (et je ne com­prends même pas pourquoi l’acte d’écrire a ce car­ac­tère sacré), mais je suis inca­pable de me repren­dre, de faire quelque chose pour me retrou­ver dans un état où il serait pos­si­ble d’écrire. Je ne peux qu’at­ten­dre. Et lorsqu’en­fin cela arrive (si cela arrive), je ne sais pas ce qui se passe et il ne m’a jamais été pos­si­ble de me retourn­er vers mes vieilles straté­gies effi­caces : l’en­ne­mi con­naît désor­mais mes rus­es, les divi­sions de blind­és tenues en réserve, les armes nou­velle­ment dévelop­pées. Tout finit par être dévoilé dans ce musée de la guerre où les anciens com­bat­tants pleurent leur glo­rieuse morve.

Kirsten Olesen et Sofie Grabol dans !SBRANDT de Peter Asmussen. Photo Martin Mydtskov Ronne
Kirsten Ole­sen et Sofie Grabol dans !SBRANDT de Peter Asmussen. Pho­to Mar­tin Mydt­skov Ronne

J’écrivais plus haut que cela fai­sait longtemps que je n’avais pas été capa­ble d’écrire. Le temps est ain­si fait — plus il passe, plus je suis assail­li par le doute que cela puisse un jour revenir. Je ne peux pas dire évidem­ment com­ment j’écris ; je n’au­rais alors pas besoin d’écrire ce papi­er qui ne fait que par­ticiper à l’ef­fort con­stant : éviter que mes doigts s’en­gour­dis­sent. Je peux seule­ment dire qu’il m’ar­rive d’écrire et que si je ne le fais pas, mon univers se dis­sout. Écrire est mon seul et vain out­il pour entr­er en rela­tion avec le chaos et le néant.

Texte traduit par Ter­je Sind­ing.

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Peter Asmussen
Peter Asmussen est l'auteur danois de cinq pièces de théâtre dont VIOLENCE, THE BEACH et...Plus d'info
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