EUGÈNE SAVITZKAYA : Ce qui est curieux, c’est que jamais je n’ai songé à écrire pour le théâtre. Comme je ne vais jamais au théâtre ou très rarement, je ne sais pas ce que c’est. Je sais que c’est une scène, j’ai des souvenirs d’enfant. .. , il y a un rideau, il y a une lumière bien particulière, il y a quelque chose qui se déroule entre la supercherie et la magie.
Mais il me semble que c’est un lieu intéressant pour s’exposer. Exposer ses problèmes, quelque chose comme ça. Plus j’y pense, plus c’est comme ça que je le vois : soumettre au public des problèmes, même quotidiens ou conjugaux. Dire par exemple : « j’ai des problèmes avec ma femme », et raconter ce qui se passe, exposer ça platement.
Il me semble que depuis que j’ai travaillé avec ces hurluberlus de Transquinquennal1, je me suis aperçu que ce n’était pas du tout intéressant que j’écrive d’avance les dialogues. De toute façon, écrire des dialogues est une chose qui m’ennuyait prodigieusement, mais par contre pendant le travail avec le groupe Transquinquennal, si eux me disaient ponctuellement : ici il faudrait du dialogue, j’étais prêt à le faire, c’était assez amusant, c’était un défi. Moi même, je n’ai pas du tout envie d’écrire des pièces de théâtre. Pas du tout. Mais je veux bien participer à un spectacle, être un des participants, sans plus. J’ai une certaine pratique de l’écriture, donc je la mets au service d’un spectacle. Et j’ai compris assez vite que ça doit être délassant, sans être futile, ça doit être quelque chose de très agréable, sinon ça n’a pas de sens. Chez soi par exemple, seul avec soi-même, on peut dramatiser les choses, on peut assumer une pensée morose et s’enliser dans une espèce de noirceur, mais au théâtre ce n’est pas de mise. Il faut donc trouver les formules pour expliquer la situation de chacun, pour que chacun soit exposé d’une certaine façon. On vient avec son propre bagage, sa propre vie, mais il faut que ça passe, il faut que les autres la reçoivent comme leur vie aussi.
Forcément, je ne suis pas seul au monde, je suis une « bestiole sociale» ; ce que je vis, les autres le vivent aussi, ce sont mes semblables. Et mes semblables, ils sont aussi extrêmement différents de moi.
Pietro Pizzuti : Un peu comme s’il y avait un côté joyeux et sociable dans le fait de dire les choses, de les exprimer avec la parole, au lieu de seulement penser les mots, seul et muet.
E. S.: Oui, oui, ça doit vivre à l’extérieur de nous. Ça ne doit plus être une pensée, ça doit être une façon d’apostropher. Mais j’ai peu d’expérience du théâtre. Avant ça, j’avais écrit une pièce de théâtre (LA FOLIE ORIGINELLE, Editions de Minuit), mais sans même voir ce que ça pouvait être, avec un découpage tout à fait arbitraire, des personnages parce qu’il en fallait, mais je m’en serais bien passé. Je préfère parler à la première personne du début jusqu’à la fin.
P. P.: Quand tu compares les deux expériences d’écriture théâtrale que tu as vécues, l’une en solitaire et l’autre en équipe, l’aventure collective de l’écriture théâtrale te renvoie-t-elle à ce que tu sais de toi ou à un autre Savitzkaya ?
E. S.: En fait, je pense que j’ai assez peu retrouvé de ce que je suis moi-même, parce que ça s’est fait d’une façon particulière. Il fallait d’abord intéresser des gens que je connaissais à peine à quelque chose, et faire un chemin ensemble. Le spectacle, c’est le résultat d’une rencontre, c’est tout. Il n’y a pas que moi et l’écrit. D’ailleurs il me semble que les parties les plus lourdes du spectacle l’étaient parce qu’il y avait trop de texte. J’avais écrit quand même ça en solitaire et le metteur en scène et les acteurs n’ont pas osé enlever, ils ont respecté les phrases. Ils n’ont pas voulu faire éclater le texte, ils avaient une sorte de respect qui n’était pas de mise. Ce que je voulais en exposant ce problème, en parlant, dans LA FEMME ET L’AUTISTE, de cette femme qui existe réellement, qui m’aimait et dont je repoussais les avances, c’est que mes partenaires réagissent très fort par rapport à ça, même éventuellement qu’ils apportent du texte.
Je crois qu’on va continuer à travailler là-dessus, parce qu’il y a eu des répercussions. Cette femme concernée a réagi. Elle aussi a écrit une sorte de pièce de théâtre. On pourrait à la limite travailler ce texte là. On va continuer. Ça ne doit pas être sans fin, mais je ne suis pas certain qu’il faille un résultat définitif, ou alors juste le temps d’un spectacle et puis le refaire autrement. C’est un problème de rapport entre deux êtres humains, donc c’est à l’infini ; je peux parler aussi des réactions de mes proches à ces problèmes. Cette femme aussi pourrait de son côté parler de la façon dont les gens ont réagi.