Dépasser l’indicible, le« Projet Rwanda » du Groupov

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Dépasser l’indicible, le« Projet Rwanda » du Groupov

Rencontre avec Jacques Defcuvel!erie, Marie-France Col!ard, etJean-Marie Piemme

Le 5 Juil 1999
Yolande Mukagasana dans RWANDA, 1994 mise en scène de Jacques Delcuvellerie. Photo Lou Hérion
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Yolande Mukagasana dans RWANDA, 1994 mise en scène de Jacques Delcuvellerie. Photo Lou Hérion
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Article publié pour le numéro
Écrire le théâtre aujourd'hui-Couverture du Numéro 61 d'Alternatives ThéâtralesÉcrire le théâtre aujourd'hui-Couverture du Numéro 61 d'Alternatives Théâtrales
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MARIE-FRANCE COLLARD : Notre grande indig­na­tion au sujet de ce que les télévi­sions et les médias ont racon­té sur ce géno­cide s’est con­juguée au désir de revenir à un théâtre engagé et à la volon­té de par­ler du monde dans sa glob­al­ité en inté­grant les pays du sud …

Jean-Marie Piemme : Com­ment et à quel prix un géno­cide est-il pos­si­ble ? Com­ment les mécan­ismes de ce géno­cide peu­vent-ils se dire au théâtre ? Qu’est-ce qui arrive à des hommes les uns par rap­port aux autres dans un cer­tain temps don­né ? Com­ment une cer­taine mécanique sociale forme ou déforme des indi­vidus ? Ce qui m’in­téres­sait, out­re, c’é­tait, comme auteur de venir de l’ex­térieur et de rejoin­dre ce groupe et ses inter­ro­ga­tions. En effet, dans un moment où le théâtre ne sem­ble plus penser beau­coup, le Groupov accorde une impor­tance extrême au proces­sus du sens, de la sig­ni­fi­ca­tion, à la démarche de l’analyse et de la cri­tique, à la fonc­tion intel­li­gi­ble du théâtre.

Nan­cy Del­halle : Com­ment pro­pos­er au théâtre aujour­d’hui une per­spec­tive qui soit une alter­na­tive à la dénon­ci­a­tion récur­rente du « mal » qui habit­erait l’homme con­tem­po­rain’ Com­ment par l’écri­t­ure et la mise en scène se détourn­er de la démon­stra­tion d’une « méta­physique du mal », pro­duit d’une saisie fatal­iste du monde ?

Jacques Del­cu­vel­lerie : Le mot « engagé » fait aujour­d’hui désuet. Pen­dant des années, le Groupov n’a plus su depuis quel point de vue on pou­vait représen­ter le monde et au terme du trip­tyque-vérité1, il nous sem­ble avoir retrou­vé la pos­si­bil­ité d’avoir un point de vue sur la réal­ité con­tem­po­raine. Nous croyons aujour­d’hui pou­voir de nou­veau par­ler de vérité et de men­songe. Et notre indig­na­tion, notre révolte générée par les dis­cours sur le Rwan­da avait à voir avec la vérité ; car elle jail­lis­sait devant le men­songe. La présen­ta­tion du géno­cide dans les médias, la per­cep­tion générale des gens d’abord large­ment indif­férente, cela nous sem­blait du men­songe. Non seule­ment on avait tué un mil­lion de per­son­nes dans une espèce d’in­dif­férence voire pour cer­taines puis­sances, dans une atti­tude « pousse au crime », mais de sur­croît, ces mores men­taient …

Notre tra­vail sur le Rwan­da s’in­scrit dans le cadre d’une préoc­cu­pa­tion plus anci­enne con­cer­nant la place du Sud dans la réal­ité con­tem­po­raine (Marie-France Col­lard a réal­isé plusieurs films notam­ment sur l’ex­ploita­tion dans le tex­tile … ). On a vu les images de quelques enfants aux yeux pleins de mouch­es et au ven­tre bal­lon­né, mais prend-on réelle­ment con­science que, quo­ti­di­en­nement, en cerce fin du vingtième siè­cle, 40 000 enfants — ce devrait être la pre­mière infor­ma­tion dans tous les jour­naux — meurent ou sont atteints pour la vie de séquelles de mal­adies à cause du sous-développe­ment alors que les lois du sous-développe­ment, les mécan­ismes qui pro­duisent le sous-développe­ment
sont con­nus ?

M.-F. C.: Nous cher­chons aus­si à con­tr­er ces images d’en­fants lar­moy­ants, présen­tées comme une fatal­ité qui appar­tient à l’Afrique, comme s’il était presque naturel que l’Afrique soie ain­si. Cela fait par­tie d’un ensem­ble d’im­ages d’Épinal sous-ten­dues par une forme de racisme. Or, d’un coup, les images que l’on rece­vait du Rwan­da à ce moment ne cor­re­spondaient plus à ce que l’on attendait. La més­in­for­ma­tion venait aus­si d’une igno­rance com­plète de la parc des jour­nal­istes, de ceux qui devaient ren­dre compte de ce qui se pas­sait. Dès lors, ils ont fait appel à une série de clichés, de choses appris­es comme la mise en avant de l’ « eth­nisme » : des tribus rivales qui se bat­tent, des guer­res anci­ennes et ances­trales qui resur­gis­sent. Ces expli­ca­tions stéréo­typées, dont on se con­tente sou­vent dès qu’il s’ag­it des pays du sud, per­me­t­tent de ne pas s’in­ter­roger sur les respon­s­abil­ités.

J. D.: Le déclencheur de notre tra­vail a sur­cout été l’ « opéra­tion turquoise » : les forces de l’O.N.U., représen­tant soi-dis­ant la com­mu­nauté mon­di­ale, se sont com­plète­ment désen­gagées au moment même où le mas­sacre com­mençait. Et quand elles sont réin­ter­v­enues, on a présen­té cela comme une opéra­tion human­i­taire alors que c’est une opéra­tion stricte­ment poli­tique …

Mais plus pro­fondé­ment, le géno­cide du Rwan­da — un mil­lion de mores en crois mois — nous sem­ble révéla­teur de la mal­fai­sance du sys­tème dans lequel nous nous sen­tons si bien, paraît-il. La richesse de l’Oc­ci­dent en qua­tre siè­cles s’est très large­ment bâtie sur l’ex­ploita­tion des colonies, où nous avons exporté notre reli­gion et notre cul­ture. Le Rwan­da est le dernier pays con­quis et colonisé en Afrique : il est, d’une manière vrai­ment hégé­monique, chré­tien, avec dif­férences vari­antes. Un siè­cle après notre arrivée une caté­gorie de gens en mas­sacre ’ d’autres et la ver­sion présen­tée est la suiv­ante : dès que le colonisa­teur s’en va regardez le résul­tat. Comme si cela ’ exis­tait avant et comme si la coloni­sa­tion n’avait pas mod­i­fié les struc­tures et les esprits de telle sorte qu’un tel événe­ment ait lieu.

N. D.: Que peut par rap­port à l’in­ten­sité d’une celle tragédie, la parole théâ­trale qui touche un pub­lic lim­ité et demeure mar­ginale ? Ne serait-on pas ten­té de la sub­stituer à un jour­nal­isme défi­cient ? Quelle peut être son action sur le pub­lic ?

J. D.: Les gens qui vont au théâtre sont effec­tive­ment soci­ologique­ment très situés. Mais ce sont eux qui tien­nent les dis­cours : dans les écoles, dans les médias, dans les uni­ver­sités, endroits de com­mu­ni­ca­tion et de déci­sion. Aus­si s’adress­er à eux n’est-il pas vain : ils pour­ront se faire l’é­cho de l’autre façon de voir les choses et de réfléchir que peut offrir un événe­ment artis­tique. En out­re, si dans l’im­mé­di­at, le spec­ta­cle a peu d’im­pact, il peut espér­er agir plus en pro­fondeur et sur une plus longue durée comme le font par exem­ple les pièces de Brecht.

N.D.: Com­ment dépass­er soit le témoignage, soit la dénon­ci­a­tion ? Com­ment sol­liciter la pen­sée, génér­er une vision cri­tique des événe­ments ? Beau­coup de spec­ta­cles cher­chant, offi­cielle­ment du moins, à sus­citer une prise de con­science con­fron­tent le pub­lic à l’a­troc­ité de manière à la fois bru­tale et frontale. La con­séquence en est sou­vent la fer­me­ture, mécan­isme de défense de l’e­sprit agressé, ou la com­pas­sion. Deux atti­tudes qui ne trans­for­ment rien, même pas la con­science !

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Nancy Delhalle est professeure à l’Université de Liège où elle dirige le Centre d’Etudes et...Plus d'info
Jacques Decuvellerie
Fondateur en 1980 du Groupov, collectif d’artistes qui alterne expérimentation pure et spectacle public, Jacques...Plus d'info
Jean-Marie Piemme
Auteur, dramaturge. www.jeanmariepiemme.bePlus d'info
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