*Première lecture publique au « Carré bleu », Scène Nationale de Poiriers, sous la direction de Jean-Michel Rabeux, dans le cadre du festival « Coups de théâtre », mai 1996. Mise en espace de Ludovic Lagarde, Théâtre Granit, Scène Nationale de Belfort, juin 1996. Création au Vivat à Armentières et à la Rose des Vents, scène nationale de Villeneuve d’Ascq dans une mise en scène de Vincent Dhelin (Les fous à réaction associés), en novembre 1997. ANTIGONE(42) a été reprise en mai 1999, en diptyque avec POUCE- MACHINEde Joseph Danan, mise en scène de Julien Bouffier, Compagnie Adesso e Sempre, Scène nationale de Sère. ANTIGONE(42) a été écrite avec le soutien du C.N.L.
ANTIGONE (42) est une pièce de théâtre, ou un texte de théâtre ou un texte pour le théâtre. Ce n’est ni un poème ni un récit. S’il fallait le qualifier, je l’appellerais Lehrscück.
Le texte est plutôt écrit pour quatre voix : une femme et crois hommes.
li peut être monté autrement, avec plus ou moins d’acteurs et actrices, mais pas sans une femme qui, sur le plateau, joue Antigone.
Le texte est inspiré d’une très brève anecdote cirée du Journal d’Adam Czerniakov (CARNETS DU GHETTO DE VARSOVIE, éditions de La Découverte) médecin et chef de la communauté juive du ghetto de Varsovie, qui tint scrupuleusement son journal jusqu’à son suicide le 23 juillet 1942, ainsi que du témoignage de Jan Karski, ancien courrier du gouvernement polonais en exil qui décrie sa visite au ghetto de Varsovie et évoque deux soldats allemands.
SHOAH de Claude Lanzmann se réfère à ces deux témoignages. Sans ces deux sources et sans avoir vu ce film extraordinaire, je n’aurais sans douce pas écrit ce texte — qui est évidemment une œuvre d’imagination.
L’anecdote racontée par Adam Czerniakov est citée dans SHOAHsous la formesuivante : « Il y avait, au ghetto, une femme amoureuse. Celui qu’elle aimait fut blessé gravement, ses organes s’échappaient. Elle les replaça de ses propres mains, le porta à l’hôpital. Il moumc. On le mit à la fosse commune, elle l’exhuma, lui donna une sépulture. »
Les versets bibliques, dans la bouche du docteur C., sont extraies de L’ÉPÎTRE AUX ROMAINS de Paul dans la traduction d’André Chouraqui, LA BIBLE, édition Desclée de Brouwer.
Pour Marion Schoevaert
IL y AVAIT AU GHETTO, à Varsovie, une femme amoureuse
Elle vivait là, avec son amant
Quand passèrent deux frères dans les rues dévastées Deux frères qu’on n’eût pas dits tout à fait
du même sang
Car l’un était petit et brun et l’autre blond et grand
Et la ressemblance de leurs vêtements vous aurait trompés
Si comme il ressortait aussi de leur physique
Ces deux-là n’étaient pas sortis de la même mère :
Bottes et foulards noirs, chemises pas plus claires
Mais frères ils étaient — par la chair et le sang
Que l’un revînt blessé et l’autre indemne
Ou l’inverse : le premier sauf et l’autre blessé
Quand les balles sifflent ou quand les bombes éclatent
Le sang coagulerait dans les veines des deux
Car nul sang pour chacun et leurs sangs au Führer
Donc vous vous seriez dit en les voyant : frères !
Matin et soir leur mère les lavait les brossait
De bas en haut, des pieds jusqu’aux paupières
En souhaitant le matin qu’ils reviennent le soir Un peu sales — fut-ce du ghetto — et elle leur suggérait :
Pourquoi n’iriez-vous pas aujourd’hui au ghetto ?
Mais justement ces deux-là
Avaient pris le ghetto pour manège licite
Et lieu d’encanaillement toléré par leurs pairs
Donc ils riaient bien que leur mère
Crût les salir en les y envoyant
Elle aimait les laver deux fois par jour
Et que ses fils prennent l’odeur de l’homme naissant
Mais pas un grain de poussière sur leurs chemises Ni boue ni sang collés aux semelles de leurs bottes Et l’aura sanglante des morts
Qu’ils n’avaient pas tués mais foulaient au passage
Fusait des deux côtés de leurs cheveux lisses Déception de leur mère
Qui, un gant à la main, pendant toute la guerre Butait sur la même peau sans odeur
Et cette chair des fils qui, étant au Führer
Ne gardait plus de marques d’elle, la mère
Celui qui a son corps à lui Sent mauvais
S’il ne se lave pas
Bon
S’il se lave
Mais celui qui n’a pas son corps à lui Et dont le corps est à un autre
Ne sent ni bon ni mauvais qu’il se lave ou ne se lave pas
La saleté même appartient à son maître En plus du cœur et des richesses
De l’amour et de la haine
Et cela est le mal
Car si le démon n’a pas de visage
Et se débat invisible
Aux yeux de l’Elohîm ou à nos yeux Alors nous pouvons le combattre
Et cette lutte contre lui est une juste lutte
Mais s’il s’empare du visage d’un homme
Et prend la chair et la peau de l’homme pour masques
Nous ne pouvons que prendre les armes et le détruire Donc nourrir sa course et nous faisons son jeu
Ils marchaient tous les deux dans la rue principale
De sa chemise
L’un tira
Le blond l’aîné le plus grand Sous les yeux de l’autre
Le cadet le brun le petit
Le puîné sans armes encore Une grenade
Et il la lança
Non point devant lui pour élargir son pas
Et son chemin, entre les morts et les immondices,
Ou derrière lui pour protéger sa marche,
De ceux qu’il n’imaginait plus d’ailleurs l’assaillant
Car chaque homme ici s’occupait à mourir
Mais latéralement donc, vers un édifice
Le plus décrépit et le plus désert d’apparence
Pile il n’y a plus personne
Face tu tues un mort !
Ils riaient, l’un riait toujours plus haut que l’autre Leurs rires se chevauchaient en montant vers le ciel Les souffles de l’hiver unissaient leurs cheveuxbr>Noirs pour l’un blonds pour l’autre mais jugeant
à l’œil nu
(Tant leurs silhouettes se confondaient en s’avançant) Vous ne distinguiez plus les teintes de leurs mèches
Le petit brun parlait et le grand blond lança la grenade
Ils étaient presque sûrs que cette baraque Était vide de toute chair — fût-ce de cadavre
S’envola la phrase de métal
Dans le vide supposé et point démontré
Sur l’absence d’homme probable et non point certaine
On cria
Ils s’enfuirent pour ne pas recueillir le sang de ce cri On cria
Cible et couronnement trop médiocres, ils fuirent
Dans la maison il avait crié
Depuis longtemps il était couché
Malade d’une faim et d’une maladie plus anciennesbr> que l’explosion de son ventre
La femme lui dit :
Dis-moi pourquoi tu cries
J’attendais que tu te réveilles avec des paroles
Mais si les cris sont tes seules paroles
J’y répondrai par des paroles et non par des cris
D’ Adonaï nous connûmes les mots
Bien avant que furent les mots et les cris dans nos propres bouches
Je parle calmement à qui hurle de douleur Est-ce parce que je suis sourde 1
Ou parce que je suis inhumaine ?
Qui le sait ? Qui le sait ?
Il essaya de se lever
Du lit d’amour main sur le ventre
Les doigts bien refermés autour de ses organes
Foie, reins, cœur qui fuyaient de lui, alluvions vivantes de la chair
Elle lui dit : surtout ne te relève pas
Er d’ailleurs tu n’es pas raisonnable mon amour
De re lever avec des éclats de grenade dans le ventre
Où as-tu encore attrapé cela ?
Il ne répondit pas
Il ne pouvait plus parler
Elle se coucha sur lui et le serra contre elle
Pour qu’il garde son cœur à lui
(Où survivait aussi son image de femme) Et son foie à lui et ses viscères à lui
Mais qui rêvaient de fuir
Ce corps qui les nourrissait si mal
Er n’attendaient pour ça qu’un couteau ou une balle
Elle arrêta la révolte des intérieurs
Se leva les yeux secs et d’ailleurs
Toutes les anciennes larmes étaient tombées d’elle comme des écailles
Elle enveloppa son amour avec un drap bien serré
Il mourait mais n’était pas mort
Puisque tu es encore vivant je te soignerai
Il y a le docteur C. il n’habite pas loin
À peine cinquante mètres et sur mes épaules Je te porterai
Elle quitta la maison avec lui
Cinquante mètres qui prirent des heures Jusqu’à la maison du docteur
Il lui dit de coucher son amant sur le lit
De s’asseoir à côté et d’attendre
Puis il mit sa joue contre la poitrine de l’homme Et lorsqu’il releva la tête il dit :
[Nous avons donc été ensevelis avec lui par l’immersion dans sa mort
afin que, comme le messie s’est réveillé d’entre les morts
Par la gloire du père
nous marchions, nous aussi, dans la nouveauté
de la vie.]
Les paroles d’un gentil pourtant, mais ne sont-elles pas belles ?
Oui. Peut-être. Je ne sais pas.
Non.
Dit-elle, puis elle ferma les yeux de son amant
Ne pleura pas (puisqu’il ne se trouvait pas en terre encore)
Et dit : maintenant allons le mettre dans la terre
Alors le médecin C. lui dit :
Loue l’Elohîm
Sa mort ?
Tu n’as vu que la face lumineuse
du malheur
Maintenant c’est l’heure du lot le plus sombre
Je n’ai pas de droit à ton malheur, sur ton malheur
Ayant perdu ma femme et brûlé sa mémoire
Certes dans le soin que je pris de mes frères Condamnés.
Et qui pèsent d’autant sur mes épaules
Tu ne sais pas, ces derniers mois tu as vécu avec
ton amant à l’écart
Pour enterrer un mort ailleurs qu’en un charnier Dans une fosse simple il faut payer une taxe
Et l’argent du ghetto de toutes nos familles
Ne serait pas assez pour enterrer un seul
La moitié du corps d’un seul
Le quart du corps d’un seul
L’ongle du corps d’un seul
Celui que tu aimes est mort
Mais sache que nulle part la terre ne s’entrouvre
Pour qu’il devienne celui que tu as aimé
La femme était muette et le regardait
Écoute ma sœur
Ce drap où il était couché et toi avec lui
C’est plus qu’en recevront ou qu’en donneront d’autres
Car pourquoi envelopper un mort d’un drap
Alors que les vivants ont froid
C’est ce que disent nos frères suppliciés
Que l’Elohîm leur pardonne cela
Et toi aussi pardonne car tu en as le droit
Et ce que tu as fait déjà
Couchant dans son probable linceul un presque mort Personne ne le ferait plus aujourd’hui
Alors si tu l’abandonnes dans la rue avec son dernier vêtement
Si tu fais comme les autres
Le déposant à côté des autres morts
Eux tout habillés ou à moitié nus
Et lui vêtu de son dernier vêtement de vivant
Ce que tu fais sera bien déjà
La femme l’insulta
Et le médecin lui dit : je te bénis
J’ai voulu t’éprouver
Et parce que tu existes et que je t’ai rencontrée
Aujourd’hui je ne me tuerai pas
Demain plutôt quand tu seras partie
Je n’ai jamais pensé que tu m’obéirais
Fais ce que tu as à faire et va-t’en
Elle rechargea le corps sur ses épaules
Elle sortit dans la rue et marcha devant elle Le corps était lourd
Elle s’enfonçait dans la terre à chaque pas
Passèrent les fossoyeurs publics
Une nouvelle armée d’un nouveau type
Deux paysans attelés à une carriole
On leur avait donné de l’or pour qu’ils fassent
la cueillette
Pendant un jour ou deux ils gardèrent closes
leurs bouches
Par la peur du typhus et de la mort
Puis la vodka aidant l’alcool déliant leur peur
Ils chantaient à pleine bouche au-dessus des morts
Et lorsqu’ils virent la femme
Qui se tenait droite sous sa charge
Ils lui demandèrent en riant
Si elle ne trouvait nulle place où le poser
Pas un mètre carré où serrer son cadavre
Elle dit qu’elle n’ajouterait pas une pierre
à cette montagne impie
Pas un grain de sable à ce désert bâti avec les morts
Ils en déduisirent que cette femme était folle
Qu’elle lâche sous leurs yeux et à leurs pieds
Ce qu’elle portait et vite !
Et continue son chemin seule
Ou bien …
Et l’un la ceintura
Et l’autre lui enleva le corps
Lorsqu’elle se jeta sur eux pour le reprendre ils la frappèrent
Puis ils lancèrent le corps au dessus de la pile et reprirent leur périple
Elle suivit le chariot à vingt mètres
Elle se cachait derrière les maisons
Là-bas la terre est ouverte
Une blessure pas très grande parce que le ghetto n’est pas grand
Où les corps sont mis ensemble
Et nulle cicatrice sainte à venir
De marbre ou de pierre pour aucun d’eux
Ils jetèrent le corps de son amant
Comme un anneau dans la mer rouge
Ils dirent que la terre ne le rendrait pas
Ils jetèrent les morts par dessus les morts
Ils jetèrent la terre par dessus les morts
La terre cria, ils jetèrent de la terre sur la terre offensée
Ils étranglèrent la terre dans l’œuf d’elle-même
Elle se coucha sur le sol
Pour un baiser de sainte — qu’elle ne voulait pas être
Et l’étreinte éloignée de milliers d’hommes
Qui étaient ses frères pourtant la fit trembler
Et pleurer de façon mauvaise
Trop de gens dont elle ignorait le nom et le visage
Elle gratta la terre et les cailloux sous elle Pour le retrouver
Non
Pour le retrouver ? Non
Pour savoir
Si elle était encore au monde
Si elle portait encore un nom et un visage
Ses ongles s’usèrent jusqu’au sang ses mains s’atrophièrent aux phalanges
Bientôt ses veines rompaient leurs digues au dessus des hommes
Mais cesse maintenant !
Car ton sang est ton sang
Le sang d’un homme ou d’une femme est le sien
Que jamais le sang d’un homme ne retombe
sur un autre !
Et ses veines s’étanchèrent par un miracle bref
Quelqu’un la releva
Il avait une pelle à la main
Une casquette dans l’autre
Et son visage brillait sous la lune, jeune encore
Qui es-tu ? demanda-t-elle
Celui que tu cherches et n’appelles pas Je re regarde depuis que je suis né
Quand j’étais enfant je creusais la terre Non pour enterrer les morts
Mais pour semer le grain fécond ou stérile
Et toi-tu passais riche et belle en haut de la route L’or est conçu pour tes bracelets
Mais avec tous les métaux tu pourrais ensorceler la lumière
Et ce sortilège prend la forme d’une justice
Je t’ai vue hier vêtue d’une robe et couverte
de tes bijoux
Je te regarde aujourd’hui comme si tu étais nue
Et dans le désir de toi qui me porte
Je ne sais plus qui tu es ni qui je suis
Qui suis-je, demanda-r-elle
Tu es juive et belle donne-toi à moi
Et je ferai ce que tu m’ordonnes
S’il ne s’agit que de creuser la terre je suis là
Et je tuerai ou je me tuerai pour toi
Même si je sais qu’aucun homme chez toi
Ne demande à un autre homme de tuer ou de mourir pour lui
Elle lui dit :
S’il était vivant personne ne me prendrait
S’il l’était, personne ne m’eût prise
A lui, sans que lui dise : non, car elle est mienne.
Et la force que j’ai tu la soupçonnes à peine,
elle t’effraierait
J’aurais porté mon amant autour de la terre
Si son tombeau devait être au point de la terre opposé où je suis
Mais c’est dans celle-ci qu’il reposera
Et c’est toi qui creuseras cette terre pour moi
Mais il est juste que tu reçoives ton salaire
Si j’avais de l’argent je t’en donnerais
Mais je n’en ai pas donc je te donne mon corps
Il est mort
Que je le trompe ou non qu’importe ?
Sa mémoire ?
Ce n’est pas moi qui la possède
C’est Adonaï
Son esprit ?
Ce n’est pas moi qui souffle sur lui
C’est Adonaï
Tout ce qu’il faut
C’est que la tombe où il repose lui appartienne
Il tailla dans la pierre une stèle vierge
Il creusa la terre pour elle jusqu’au toit mouvant des morts
Elle dut chercher partout dans cette mer
Le corps reconnaissable uniquement pour elle
Elle le sortit de la terre et des morts
Elle le porta loin de la fosse et des morts
Lui sur ses épaules et elle portait aussi la stèle lisse serrée contre elle
Puis elle s’arrêta vers un point du milieu de la terre et dit : c’est là
L’homme la rejoignit et creusa encore la terre
Pour elle il ouvragea une tombe profonde
Puis il lâcha sa pelle et tituba autour du trou
Il retomba à côté d’elle d’atroce fatigue
Si elle avait voulu
Elle l’aurait tué d’un coup de pelle
Elle s’allongea sur lui
Et il prit son plaisir avec elle sur la terre froide Elle en prit aussi
C’est ce que lui ordonnait la terre sous elle
Son amant n’était pas loin d’eux il reposait
À côté de sa chambre ouverte dans la terre
Mais eux étaient vivants et lui était mort
Il resurgit le premier de l’étreinte
Vite il se releva et courut vers la mort
Une patrouille allemande qui passait le tua
Ils ne sentirent pas sur lui la chaleur du corps
de la femme, pas immédiatement
Mais ils virent de la terre sur sa pelle et ses mains
Et ils virent du sang sur ses vêtements
et sur ses mains
Chez tous les peuples on tue qui exhume les morts Même chez les peuples aux frères pareillement vêtus
Qui, aux cheveux noirs ou blonds,
trop se ressemblent
Parce qu’ils appartiennent à un autre
Quand un homme appartient à une femme
Une femme à un homme
L’Elohîm ferme les yeux et se tait
Parfois même cela le fait sourire
Quand plusieurs hommes ou femmes appartiennent à un autre
Cela est le mal et l’Elohîm souffre
Ils l’abattirent d’une rafale
Il ne prononça pas un mot
Il n’eut pas le temps de les voir
Il n’eut pas le temps d’avoir peur
Il n’eut pas peur il n’eut que mal
Ils se penchèrent sur ses blessures
Il n’était pas tout à fait mort
Et, la douleur ayant succombé à la douleur,
Un sourire descendait doucement sur ses lèvres
Ils comprirent ce sourire trop tard
Tard pour le torturer — il était mort
Ils lui tirèrent encore trois balles dans la bouche
Pour lui casser les dents et ce sourire
Des heures après la colère les brûlait au ventre
Et les croix gammées leur creusaient des ulcères à travers leurs manteaux
Car il était clair pour eux Comment ?
Car il était clair pour eux
Comment — eux seuls le savaient et L’Elohîm l’ignore
Que cet homme avait fait l’amour à une juive avant de mourir
La terre la rejeta de l’étreinte
Elle porta son amant sur ses épaules
Elle le déposa dans le cercueil délimité de la terre
De tous les côtés elle poussa la terre dans la fosse
Avec ses mains — sans un dernier regard pour
sa forme de chair
Puis elle redressa la stèle et grava dessus (ce qui lui restait d’ongles suffirait):
Ici repose mon amour mort, j’en témoigne : Abraham Haerschel amant de celle qui
Ne porte pas encore de nom par l’Éternel
Elle voulut se coucher sur la tombe et mourir
Mais les vivants et les morts doivent être séparés Et séparés aussi les vivants d’avec les vivants
Et les morts d’avec les morts
Il ne faut pas confondre les vivants entre eux
( Car les vivants sont frères dissemblables)
Ni mélanger les morts avec les morts
Cela est le mal
Mais nul besoin que l’Elohîm descende pour faire le tri
Et les vivants se séparent d’eux-mêmes des morts
Et les vivants d’avec les vivants
Et les morts d’avec les morts
Dès que les noms des morts sont écrits sur leurs tombes
Femme, tu es rendue au devoir amer et provisoire de vivre.