LA REPRÉSENTATION du 25 août 1830 à Bruxelles de l’opéra LE MUET DE PORTICI de Daniel Auber a donné le signal de l’insurrection contre le royaume des Pays-Bas, qui a abouti à la création de l’état belge. Le rapport entre la politique et ce qui se passe sur scène existe, même s’il n’est pas toujours aussi évident que dans cet exemple. En Autriche, pays de théâtre par excellence, le théâtre et la politique interagissent constamment. Le tas de fumier déversé sur les marches du majestueux Burg theater de Vienne le 4 novembre 1988, à l’occasion de la première de HELDEN PLATZ, une pièce de Thomas Bernhard, enfant terrible du pays, est un reflet de cette interaction, bien qu’il s’agisse d’un geste peu sympathique. Un grand nombre d’auteurs autrichiens, comme Thomas Bernhard, Werner Schwab, Gustav Ernst, Alexander Widner et Elfriede Jelinek, ont vécu et continuent à vivre une relation d’amour et de haine tellement intense avec leur pays, qu’ils ne peuvent s’empêcher de tendre constamment un miroir implacable à leurs compatriotes. Le texte « Lieben Sie Jelinek und Peymann oder Kunst und Kultur ?» (Que préférez-vous : Jelinek et Peymann ou l’art et la culture?), affiché partout par le partid’extrême droite FPO (Freiheitliche Partei Ôsterreich) pendant les dernières élections, témoigne du fait que ce miroir n’est pas apprécié par tout le monde. La réponse suggérée est claire : votez pour Jorg Haider, chef du parti, qui se fera un plaisir d’organiser des événements culturels du genre festival de folklore en costumes traditionnels et autres divertissements innocents et apolitiques. À Anvers, une pièce de théâtre a récemment déchaîné les passions. Filip Dewinter, leader du parti d’extrême droite flamand « Vlaams Blok », a protesté vigoureusement et même engagé une action en justice contre la nouvelle troupe de théâtre « Het Toneelhuis » à cause des actes de masturbation et d’inceste perpétrés sur scène dans LIEFHEBBER (Amateur), une pièce de théâtre de l’auteur néerlandais Gerardjan Rijnders, représenté~ à l’occasion de la rentrée. Pour M. Dewinter, la gravité d~ ces actes est une raison suffisante de priver la nouvelle troupe de toute subvention, alors que ce sont des affaires de meurtre comme celle de la « Bande de Nivelles » et comme « l’affaire Dutroux » qui constituent la véritable réalité politique et sociale du pays.
Le théâtre doit-il avoir un caractère politique, ou l’a-t-il déjà ? Quoi qu’on en dise, le théâtre est politique de nature. Pendant des siècles, il a servi d’instrument de propagande, tantôt pour l’église catholique, tantôt pour la classe dirigeante européenne désireuse de montrer à quel point elle était civilisée : un vrai modèle d’humanisme. Cela a duré jusqu’au dix-huitième siècle, où la bourgeoisie européenne a commencé à utiliser le théâtre comme instrument d’émancipation : le théâtre en tant qu’institution morale. Le théâtre a donc fini par s’émanciper et par occuper une place autonome dans la société occidentale. Le débat politique, et par conséquent moral, est devenu public au dix-neuvième siècle et dan ce débat, le théâtre n’a cessé de jouer le rôle de critique. Au siècle présent, le théâtre est à nouveau politique, parce qu’il contribue au débat public en montrant aux spectateurs ce qu’ils préfèrent ne pas voir.
Dans la première moitié de ce siècle, Arthur Schnitzler a écrit, entre autres, son PROFESSEUR BERNHARDI, une œuvre dans laquelle l’antisémitisme catholique latent, partout présent en Autriche et notamment à Vienne, est dénoncé, peu avant que le monstre antisémite ne se réveille vraiment. Antonin Artaud n’a-t-il pas montré des carcasses sanglantes sur scène pour nous rappeler d’où provient le bifteck « cuit à point » auquel nous sommes habitués ?
En ce moment, à la fin du siècle le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité, à l’aube d’un nouveau millénaire le devoir principal du dramaturge et du metteur en scène est d’assumer ses responsabilités, ce qui signifie probablement aller fouiller dans les recoins les plus obscurs de l’âme humaine. À l’égard de toutes les informations dont nous disposons, les scènes de théâtre bucoliques ou les comédies de mœurs, dans lesquelles une fille à moitié dévêtue se cache derrière chaque porte, n’ont plus beaucoup de sens.
Le théâtre a cessé d’être un divertissement dans une société où les hommes politiques ne s’occupent plus que d’économie, où les gouvernements ne font plus que tramer des complots néocapitalistes avec leurs citoyens, où la religion, tournée en dérision, est laissée au bord de la route, où la science se suicide dans sa quête d’immortalité et où les valeurs morales sont fournies par des médias qui ne voient pas plus loin que la cupidité et l’égocentrisme sans borne.
Le théâtre a cessé d’être un divertissement. Le domaine du divertissement appartient désormais aux médias. Certes, nombreuses sont les pièces de théâtre du répertoire moderne qui suscitent encore l’hilarité et le fou rire, mais il ne s’agit que d’un emballage visant à séduire. Dès que le spectateur se donne la peine de réfléchir, il éprouvera toujours un choc.