Ce matin-là, un dimanche de juin 2025, sous une chaleur inquiétante, l’enfant joue à la guerre dans le jardin. Pas n’importe quelle guerre. Avec doudou, couverture, cabane et bâtonnet de bois, l’enfant joue à la guerre atomique.
À l’école, un garçon m’a dit qu’il y avait la guerre en Iran.
Et tu as répondu quoi ?
J’ai dit que je savais déjà.
Dans ce monde en guerre où nous assistons, malheureux ou indifférents, à la mort systématique de milliers d’enfants sur tous les fronts – l’infanticide organisé devenant une véritable arme de destruction –, dans ce monde en flammes où nous regardons, fascinés bien qu’épouvantés, l’effondrement de la diversité et la mort du vivant, l’enfant au temps présent observe le monde autour de lui et les adultes impuissants. Ce mois de juin précisément, l’Unicef annonce que 2024 marque un record des violations graves commises à l’égard des enfants et que 2025 sera pire encore. Nous, adultes, ne sommes plus en mesure d’arrêter les guerres et de protéger les enfants, pas plus que nous n’avons le pouvoir de sauver la planète pour leur assurer un futur serein. D’une certaine façon, nous avons échoué, pourquoi le nier ?
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Regarde, j’ai dessiné un super-héros.
Il est beau, dis donc, c’est quoi ces carrés noirs tout autour ?
Des poubelles.
Il se bat contre elles ?
Non, il les ramasse.
Mettre en récit, raconter des histoires, cela reste, je pense, la seule chose qui préserve encore le sens et la cohérence d’une réalité assourdie par le bruit des bombes et des vengeances irrationnelles. Créer de nouveaux récits, mettre en forme de nouveaux imaginaires, de nouveaux héros, des anti-héros, pas de héros, de nouveaux personnages, l’eau, le feu, les fleurs, les nuages, qu’importe ! Puiser sans relâche dans l’imaginaire illimité de l’enfance, trouver des chemins, des traverses, des corridors, explorer des espaces petits, grands, tout est à prendre ici, toute matière est à résilience pour le futur.
Raconter. L’enfant le fait déjà. Et le théâtre jeune public également.
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Outre la diversité et la richesse des écritures théâtrales pour la jeunesse, ce qui est frappant dans ce secteur des arts vivants, c’est l’engagement des créateurs. Julie Feltz évoque comment les auteurs, dans la Belgique francophone, expérimentent dès le début des années 1980 des écritures nouvelles à partir d’une approche collective du plateau, loin de toute autorité patriarcale. Sensibiliser la jeunesse aux incertitudes du monde tout en préservant l’âme de l’enfance, tel semble être le credo de ces artistes. Caroline Godart évoque la nuit noire de la métamorphose dans les contes de Joël Pommerat : Cendrillon et Pinocchio sont des personnages capables d’une observation de soi et d’une évolution en accord avec leurs aspirations les plus profondes. Sous les pavés, les fleurs : Marjorie Bertin présente Le Lys et le Jasmin, mis en scène par Maera Chouaki, une métaphore botanique qui traite, à hauteur d’enfant, avec drôlerie et délicatesse, le sujet complexe et douloureux de la migration entre la France (le Lys) et l’Algérie (le Jasmin). Pour raconter les failles du monde, sans transmettre les peurs et les cauchemars, Anna Czapski repère un regard non anthropocène porté sur le monde : des pièces et des textes dramatiques dans lesquels un lien fragile avec le vivant s’instaure, un monde où la mort est célébrée, ritualisée. Lauriane Perzo analyse des stratégies nouvelles de narrativité, une littérature dans laquelle le dérèglement du climat et les bouleversements intérieurs des enfants sont en étroite résonance. Il ne s’agit pas tant de changer le monde que de résister et se construire un nouveau soi, basé sur les ruines de l’ancien monde. Marie Bernanoce, immense connaisseuse du répertoire de la jeunesse, revient sur la figure fragile du handicapé. Qu’il s’agisse d’une femme, d’un homme ou d’un enfant, que le handicap soit social, mental ou physique, ces êtres marginalisés trouvent une place de plus en plus grande dans le théâtre jeune public. D’ailleurs, ajoute-t-elle, les victimes, harcelées ou obèses, la personne âgée, atteinte d’Alzheimer, et je rajouterai les étrangers, dont les migrants, tous ces êtres désaxés et en souffrance, invisibles et silencieux, trouvent une place dans ce paysage théâtral si humain, sans drame ni noirceur, et nul doute que là réside toute l’inventivité de ces nouvelles écritures de scène.
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Mais plus étonnantes encore sont les formes et les nouveaux dispositifs scéniques de ce théâtre jeune public. Avec sa littérature dramatique en plein essor, ses dramaturgies en lien profond avec les bouleversements sociaux-politiques actuels, ses questionnements les plus audacieux sur tous les sujets sociétaux, la création jeune public – dans des formats courts, parfois même de poche, oscillant entre vingt-cinq minutes et une heure selon l’âge des enfants – fait exploser lentement et sûrement tous les codes de la représentation théâtrale. Tout devient possible dans la création jeune public, et même les bébés ont leur (Baby) Macbeth en crèche. Sandrine Le Pors décrit avec justesse ce spectacle pour jeunes bébés d’Agnès Limbos (Cie Gare Centrale) : ici, l’univers shakespearien rencontre celui des tout-petits. Raissa AY Mbilo va la rencontre de Queen Nikkolah, une figure alternative à celle, si populaire, de saint Nicolas, mais si peu représentative de la diversité des Belges. Les adolescents ne sont pas en reste dans le théâtre jeune public. Le spectacle To Like or Not d’Émilie Anne Mallet raconte leur quotidien après une soirée bien arrosée. Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui se dit et qu’a‑t-on entendu, filmé, projeté, envoyé sur le Net ? La première génération envahie par les réseaux sociaux, sans garde-fous ni rien, oscille entre l’addiction aux réseaux et la conscience de ses dangers. Le seul-en-scène multilingue Wireless People de la collective wireless people, composée de maïa blondeau et greta fjellman, propose une performance hallucinée, mélange de poésie expérimentale et de sessions de direct instagrammables. Sans parti pris sur les réseaux sociaux, y puisant au contraire toute la matière première du texte, le projet exploite son potentiel créatif : écriture minuscule, écriture inclusive post-binaire, couper-coller, tout le langage du Net en dehors d’un formalisme littéraire et des structures classiques des langues. Dans Norman, c’est comme normal à une lettre près, Clément Thirion dévoile la genèse de cette production, mais aussi les malentendus autour de la question si sensible du genre. Norman veut porter des jupes et c’est tout. Or cette évidence est encore d’une telle singularité qu’elle questionne, voire dérange, le public. Dans Pouvoir, d’Une Tribu Collectif, une marionnette manipulée se rebelle contre ses marionnettistes et prend à partie le public. Le diptyque réflexion/entretien par Mathieu Dochterman et Florence Minder permet de saisir les enjeux de cette production : la pièce interroge nos démocraties en péril et le rapport au pouvoir. Quant à Naly Gérard, elle nous parle des artistes circassiens. À l’instar de Cécile Mont-Raynaut, qui crée pour la petite enfance, les cirques et compagnies tiennent compte de la spécificité et des particularités de l’enfance avec l’innovation de leur thématique, l’apport de nouvelles dramaturgies et l’usage de formats plus courts.
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Enfant, je n’ai pas connu le théâtre jeune public. Le paysage actuel, ce maillage dense de réseaux et de structures, cette volonté si forte de démocratisation et d’accessibilité pour toutes et tous, en était à ses balbutiements.
Je me suis confrontée directement au théâtre pour adultes. Évidemment, je n’avais rien demandé, j’y ai été emmenée. Gigi de Jean Mayer, avec Danielle Darrieux, Marie-Sophie Pochat et Michel Duchaussoy. Une place dans une loge « baignoire » : le terme était drôle.
J’avais 10 ans.
Le théâtre dans ma vie n’a pas été une révélation, il a été un gouffre de questionnements ; il n’a pas été une passion, mais un besoin insatiable de lever les voiles de l’illusion. Gigi était attachante, ravissante, elle taquinait tonton Gaston, l’ami de la famille. Et puis, un jour, elle lui donne un baiser sur la joue. La bise est vive, spontanée, fraîche. Michel Duchaussoy, alias Gaston, est comme frappé par la foudre. Il rougit énormément et, les yeux fermés, reste figé un long moment. Face à la couleur tomate de cette peau flétrie, ce qui m’est resté, comme une réminiscence hantée, c’est la confusion de ma pensée – c’est vrai ? Il rougit pour de vrai ? Il ressent vraiment quelque chose ? Mais Gigi… Elle est si petite encore.
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La question de l’adresse est essentielle dans le théâtre jeune public. Qui est le jeune public ? Que lui racontons-nous ? Et comment nous adressons-nous à lui ? Contrairement au théâtre pour adultes, la création jeune public s’adresse à un public dont « l’encyclopédie », dit Julie Feltz en citant Umberto Eco, diffère radicalement de ses créateurs. Du bébé à l’adolescent, ces spectateurs sont des êtres cognitifs en cours de développement et chaque spectacle prend en considération ces différences. Il s’agit également d’un public novice, qui ne connaît pas les codes et ne vient pas de son plein gré au théâtre. La politique culturelle est alors essentielle pour permettre à la fois une démarche d’adresse, mais aussi une volonté d’accessibilité à tous. Ces deux démarches et les conséquences qui en résultent fondent la singularité exceptionnelle du théâtre jeune public : tout se crée et s’élabore autour de ce jeune public. Des « bancs d’essai » sont organisés avec lui lors d’une création, afin de vérifier le travail en cours et son adéquation avec ces jeunes spectateurs. Dans la danse jeune public belge, dit Anna Antero, la rencontre avec le public fait partie intégrante du processus de création. Les spectacles de la compagnie Nyash, par exemple, s’élaborent grâce aux échanges avec les enfants, tant pendant la phase des répétitions que durant celle de sa réception. Au théâtre, pour les Ateliers de la Colline, raconte Nancy Delhalle, l’enfant est « un citoyen à part entière, doté d’une conscience, d’une raison et d’une imagination propres et singulières ». Au Théâtre des Champs-Élysées, des opéras participatifs se mettent en place. Jean Tain nous rappelle que le « participatif » à l’opéra décrit une œuvre « qui aménage dans sa composition, son livret et sa mise en scène des interventions du public, faisant de celui-ci un véritable élément musical et dramatique ».
Le travail de médiation culturelle, comme celui de Yannick Duret au Théâtre national de Bruxelles, avec une démarche d’accueil du public et des rencontres après le spectacle, fait également partie du paysage. Pour le CDN-Les Tréteaux de France, Olivier Letellier choisit de s’adresser aux habitants et de jouer dans des lieux non théâtraux. Il s’adresse à tout le monde en vérité, car au jeune public s’ajoutent les adultes sans enfants, les retraités, tous ceux qui n’ont pas de références culturelles et se sentent à l’aise dans ces formats courts. De nouveaux espaces de création voient également le jour, et Marjorie Bertin va à la rencontre des deux fondatrices du Théâtre du Chariot, à Paris.
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Les espaces de création jeune public pensent la question de l’adresse au jeune au point d’en faire une démarche à la fois politique et esthétique. Pour Séverine Coulon, directrice de la Minoterie en France, il s’agit de créer des spectacles par et pour l’enfant. Accessible pour toutes et tous, elle considère également que son théâtre est « co-générationnel ». La question de l’adresse est alors démultipliée et toutes les générations sont impliquées, invitées dans ses créations. La chorégraphe Kaori Ito au TJP de Strasbourg envisage également la dimension intergénérationnelle et son projet théâtral vise la réparation de l’enfance à tous les âges.
Mais il ne faut pas oublier l’importance capitale des institutions culturelles pour l’aide à la création. La Montage Magique à Bruxelles, écrit Émilie Flament, propose des ateliers, des workshops et des résidences d’artistes qui mettent à la disposition des compagnies émergentes une équipe technique, des bancs d’essai, ainsi que des feedbacks. C’est également le cas du TJP ou de la Minoterie. Le rôle de l’État est également capital dans la création jeune public. Sarah Colasse décrit non sans humour le rôle de la CTEJ (Chambre des théâtres de l’enfance et de la jeunesse) au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles. L’Assitej (Association internationale du théâtre pour l’enfance et la jeunesse) est le porte-parole de toute une filière du théâtre jeune public en France. « Investir dans la création en direction des plus jeunes, c’est investir dans l’avenir d’une société »,dit Christophe Laluque, l’un des trois coprésidents de la structure basée à Paris, à Naly Gérad.« C’est un enjeu éducatif, un enjeu citoyen, un enjeu de santé mentale aussi. »
Enfin, pour conclure, il ne faut pas négliger dans ce numéro qui aborde le théâtre jeune public sous toutes ses coutures, que ce soit en France et en Belgique, les festivals jeune public, qui jouent un rôle clé pour la création et la diffusion des spectacles. Chaque été, lors des « Rencontres Théâtre jeune public » à la Huy, les compagnies jouent leurs créations devant un public adulte composé essentiellement de programmateurs ! « Le temps d’une semaine, l’événement réunit les professionnels du secteur autour de quelque 150 représentations, avec environ 13 000 places, occupées majoritairement par des programmatrices et programmateurs (dont une quarantaine en provenance de l’étranger et de Flandre), des artistes, des représentants des pouvoirs publics, des journalistes », explique Sarah Colasse. Dans une tout autre démarche, Sylvie Martin-Lahmani, en charge de la programmation jeune public d’Idéklic, un festival d’arts vivants dédié à l’enfance dans le Haut-Jura qui propose un immense espace de liberté aux enfants, précise : « Depuis la fondation d’Idéklic, en 1989, par Christian Piron, les enfants viennent ici pour découvrir des spectacles, mais aussi pour jouer et expérimenter. Pendant quatre jours, une cinquantaine d’ateliers sont proposés, autant que de représentations ! Ce sont des espaces libres, sans critères d’admission : on a le droit d’essayer une activité, puis de la quitter pour aller voir ailleurs, ou d’y rester la journée entière. Cette approche vient de la pédagogie Freinet. Pour les petits habitués du festival, il est tout aussi naturel d’aller au spectacle que d’aller suivre un atelier. Ils n’ont pas de barrière culturelle pour pénétrer dans une salle ni pour parler de ce qu’ils viennent de voir. »
En France et en Belgique, la création jeune public pour toutes et tous reste un rempart qui tente, par l’art du récit et son accessibilité, de changer le monde un court instant. Pourvu que cet instant interroge, voire change, le cours de ces jeunes vies au profit d’un autre monde.