« Falsch » ou l’impossible fête de la narration

« Falsch » ou l’impossible fête de la narration

Le 27 Mar 1988

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La descente dans le puits

C’est à la fête de la nar­ra­tion que l’a grande fresque de Mann(!) nous invi­tait, « la belle fête de la nar­ra­tion et de la résur­rec­tion ». Descen­dus avec le nar­ra­teur dans le puits du passé — celui d’un monde qui fut -, nous allions goûter à la con­nais­sance de la mort, mais de cette mort qui intè­gre au monde qu.i fut, pour faire accéder à l’essence de la vie, au présent. Car si le mythe s’ex­prime en dis­ant « ce fut », il est évo­qué afin de se dérouler exacte­ment dans le présent. Ce qui fut est à jamais, et dans la fête de la nar­ra­tion « la mort et la vie se recon­nais­sent récipro­que­ment ». Cette vie et cette mort qui se ren­con­trent en Jacob et en Joseph, dans cette « piété faite de fer­veur pour la mort et le passé » qu’ils éprou­vent à l’é­gard des ancêtres, tou­jours présents.
Kalisky se sou­vient de la fête de la nar­ra­tion, et son Joseph-Joe tente de con­vo­quer tous les Falsch « entrés plus morts que vifs dans l’his­toire de leur siè­cle » sur cette piste de danse aus­si chaude que la cen­dre des sou­venirs, pour une ren­con­tre au-delà de la mort à tra­vers l’e­space et le temps.
Mais Joseph-Joe, qui est pour­tant un trompe-la-mort, qui s’est voulu « le champ de la vie et de la mort », ne ressus­cite rien. Il ne con­stru­it qu’un théâtre d’om­bres. Rien de présent dans ce temps entre la vie et la mort.
«Rien n’est arrivé, rien ne se pro­duira jamais … Il y a eu la mort avant la récidive », une mort qui n’est plus inté­gra­tion au monde qui fut, une mort qui mar­que la « con­som­ma­tion des temps », après quoi il n’y a rien.
La descente dans le puits sans le retour à la lumière.

La fin des chants alternés

Entre le fils et le père, entre Joseph et Jacob, il n’y a plus ce mag­nifique chant vespéral et alterné où les berg­ers bibliques évo­quaient un savoir de la tribu con­nu depuis l’en­fance, cet héritage par lequel le moi débor­de ses lim­ites char­nelles et éphémères.
Le Jacob de Kalisky n’est plus, comme celui de Mann, « cet homme de for­ma­tion mythique qui tou­jours savait ce qui lui arrivait », qui durant ses péré­gri­na­tions lev­ait sans cesse son regard vers les étoiles et rat­tachait tou­jours les événe­ments de sa pro­pre vie à des mod­èles célestes. Sur son vis­age, Jacob ne peut plus lire l’héritage du passé, tous ces sché­mas mythiques étab­lis par les aïeux et que cha­cun, à sa manière, avait pour des­tin de réin­car­n­er. Seul un fil ténu rat­tache chez Kalisky l’en­fant à ses orig­ines :
ce désir du père qu’il a tout à coup repris en charge en choi­sis­sant d’être médecin — loin­tain et dérisoire écho de l’an­tique docil­ité au sché­ma préétabli dans les des­seins d’en haut et trans­mis par la tra­di­tion. Au lieu de la belle unité de ce qui est dou­ble, la ressem­blance vague.
Pour­tant, de cette dimen­sion mythique d’une cul­ture où l’on reprend en charge ce que l’on n’a pas vécu pour le con­sid­ér­er comme faisant par­tie de sa pro­pre vie, l’u­nivers de Kalisky garde la nos­tal­gie. Ce dont on peut par­ler à la pre­mière per­son­ne sans l’avoir vécu, dis­ait Mann, charge notre vie de sens. N’est-ce pas ce sens que pour­suit Joseph Falsch s’ob­sti­nant en vain à se faire mémoire de ce qu’il n’a pas vécu, de ce qu’ont vécu ceux de Berlin ?
Mais le loin­tain passé, l’o­rig­ine une fois per­dus, même l’aven­ture plus proche du père se fait obscure. Quelle dis­tance entre l’opac­ité que ren­con­tre ici toute descente de la mémoire et ce sen­ti­ment qu’avaient les héros de Mann, de vivre sur un sol diaphane, fait d’in­nom­brables couch­es trans­par­entes …

L’errance ou l’héritage per­du

Les héros de Kalisky, et Jacob Falsch le pre­mier en s’en­raci­nant, n’ont-ils pas rompu avec la tra­di­tion ? Le cycle man­nien était ryth­mé par le motif du départ comme refus de la servi­tude et de l’er­rance comme quête spir­ituelle — motif orig­inel d’une tribu qui, depuis l’émi­gra­tion pre­mière de l’homme d’Our, est vouée à l’ig­no­rance du repos, héritage légué à tra­vers les généra­tions par le voyageur ances­tral. Sur le vis­age de Jacob Falsch il n’y a plus trace d’au­cune inquié­tude spir­ituelle.
La fig­ure du père a per­du cette superbe aura qui entourait le Jacob de Mann, sa force d’indépen­dance, son con­tact avec le divin, sa puis­sance d’in­spi­ra­tion.
Païen dis­tin­gué, il a célébré le Sab­bat du bout des lèvres et n’a pas appris l’hébre:i jusqu’à l’ar­rivée d’Hitler.
Père aveu­gle, il a voué ses enfants à la mort en s’ob­sti­nant à ne pas quit­ter l’Alle­magne nazie. Aban­don fatal des ançiens « motifs » de la tra­di­tion ?…
En réal­ité, ces motifs du passé n’ont plus de sens. Pour ceux qui son_t par­tis, le départ, l’er­rance ont per­du toute sig­ni­fi­ca­tion spir­ituelle — on part à cause d’une femme, ou au nom d’un art sans valeur, ou encore pour sur­vivre, avec au bout du voy­age le retour au point de départ ou le chaos.
A la fin du cycle man­nien, Joseph, le mis à part, séparé de la souche — celui qui a été ven­du au monde, là-bas en Egypte — était dépos­sédé de l’héritage sacré au béné­fice de Juda et ne rece­vait qu’une béné­dic­tion pro­fane. Mais cette dépos­ses­sion elle-même s’in­scrivait dans l’u­nivers de la Promesse et pre­nait un sens de salut. Joseph avait « été placé dans le vaste monde pour être le Con­ser­va­teur, le Nourrici­er et le Sauveur des siens ». Joseph Falsch, lui, n’a rien sauvé, ni ses frères ni même la mémoire.

La créa­ture nue

Aucune mémoire, en effet, ne saurait faire revivre au présent ce monde qui fut celui des Falsch de Berlin, aucune bouche ne saurait repro­duire les cris de ces êtres nus courant dans la neige : « Nous sommes ces gens que vous n’avez jamais ren­con­trés. Nous sommes ces créa­tures nues. »
Leur course dans le froid, la bouche et les yeux pleins de neige — rem­plis du goût de la mort — ceux d’Amérique n’en auront jamais aucune idée. Georg, le pein­tre, n’a jamais pu la repro­duire, ni Gus­tav, l’ac­teur, l’imag­in­er, ni même Joseph, l’homme aux songes, l’en­trevoir dans ces rêves qui sont pour­tant comme une sec­onde vie. Le sif­fle­ment de leur res­pi­ra­tion, « sem­blable à celui des ailes de grands oiseaux migra­teurs », n’est plus que le sig­nal d’une migra­tion vers nulle part, ou vers les con­fins des choses.

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