Note, aériennes sur le chagrin des morts

Note, aériennes sur le chagrin des morts

Le 26 Mar 1988

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Mon inten­tion était de pass­er la soirée au ciné­ma … Quelqu’un a dû démolir le film que je m’ap­prê­tais à voir.
Quelqu’un a dû étouf­fer dans l’œuf mon envie d’aller au ciné­ma.
C’est ce que dit le per­son­nage nom­mé Joe dans la pièce de René Kalisky, « Falsch ». Ce Joe se trompe et nous trompe : le film n’a pas été démoli, il existe, Joe aurait très bien pu ce soir-là, au lieu d’aller à sa ter­ri­ble réu­nion de famille, s’ef­fon­dr­er dans un fau­teuil de ciné­ma. Le film s’ap­pelle « Falsch » comme la pièce. Le générique lui donne pour auteurs Luc et Jean-Pierre Dar­d­enne mais il est clair que c’est Joe qui l’a fait, Joseph Falsc:h lui-même, médecin new yorkais, fils de Jacob Falsch, médecin berli­nois (ce dernier, tit­u­laire d’un grand nom­bre de morts dont on peut citer les deux extrêmes : une fois en Egypte il y a qua­tre mil­lé­naires, à l’âge de 147 ans, après avoir lut­té vic­to­rieuse­ment avec Dieu au gué de Jaboc — et plus récem­ment, années 40 en Pologne, dans une cham­bre à gaz nazie). C’est ain­si : au lieu d’aller vision­ner son œuvre pro­pre — le seul film qu’il avait, comme il dit, envie de voir — Joe est tombé dans la pièce-piège de Kalisky. A nous d’aller au ciné­ma à sa place.
Je n’ai pas vu le spec­ta­cle mon­té par Antoine Vitez en 83 au Théâtre nation­al de Chail­lot — mais je préfère le film. La représen­ta­tion chail­lo­ti­enne eût-elle été (ce qu’elle a peut-être été) un som­met de l’art dra­ma­tique con­tem­po­rain, qu’elle ne chang­erait pas mon incli­na­tion pour le film, serait-il (ce qu’il n’est pas) le plus affligeant exer­ci­ce de style de l’his­toire du ciné­ma. Il n’y a rien à bif­fer des mérites du « Falsch » théâ­tral tel que l’a écrit René Kalisky ; c’est même un peu parce que c’est une bonne pièce que ce n’est pas devenu un mau­vais film. Mais l’his­toire de Joe (les retrou­vailles d’une famille morte), n’ayant ni lieu ni temps, réclame pour se faire enten­dre effi­cace­ment la même absence de coor­don­nées.
La théolo­gie catholique appelle limbes un bord de l’in­vis­i­ble ou de l’in­hu­main où sta­tion­nent, en instance d’ap­pel, ceux qui sont nés avant le Christ, les non-bap­tisés, les enfants qui n’ont pas vécu, etc. Ils ne sur­vivent pas, ils surmeurent. Je recon­nais dans ces limbes nos ciné­math­èques où s’empilent des boîtes d’im­ages fix­es, mortes sans doute mais qui peu­vent tou­jours en appel­er de leur mort. Voilà pourquoi, entre autres, toute rela­tion de ce qui s’est passé entre Joe et les siens après leur efface­ment de la terre trou­ve son oreille absolue, non dans le frémisse­ment vivant, trop vivant, du théâtre ( avec sa chair qui pal­pite au nez du pub­lic) mais dans le dis­tant sup­port, déjà obsolète et tou­jours tré­pas­sant, de la pel­licule. Un film n’a pas temps, n’a pas lieu. Dans la bobine, il n’ex­iste pas ; sur l’écran, il meurt au fur et à mesure de son déroule­ment. Le film est déjà fini (comme les Falsch) quand le théâtre joue encore.

Les images de « Falsch » peu­vent évidem­ment pré­ten­dre qu’elles ont été cap­tées dans un quo­ti­di­en daté, local­isé : patineur à roulettes sil­lon­nant une aérog­a­re cré­pus­cu­laire, vieil avion à hélices d’où va descen­dre Joe le dernier des Falsch, taxi de nuit qui amène Lil­li, son grand et tou­jours jeune amour. Mais à petites touch­es le lieu se déréalise, la nuit se trans­fig­ure. Tout ce qui allait de soi n’y va plus — se décale, sans se déglinguer. La cohérence reste imbat­table : elle saute sim­ple­ment à pieds joints dans la cohue des morts ; recen­trée, elle se con­cen­tre sur l’u­nique ques­tion des limbes : qu’avons-nous fait de nos vies ?

Les Falsch restés à Berlin ont été « net­toyés » par les nazis. Alle­mands de cœur, ils n’ont pas voulu « désert­er », atten­dant que Dieu, à défaut de la démoc­ra­tie, leur vienne en aide. C’est Jacob, le père, qui a été de tous le plus imprégné de ce mor­tel amour de la patrie. Trois de ses enfants, sur six, bra­vant les con­signes de ce coupable patri­ote, sont par­tis à temps pour l’Amérique ; ils y ont survécu sans postérité. Clown, pein­tre, médecin, ils n’ont fait que décéder stérile­ment de leur pro­pre mort. Joe est le dernier à gag­n­er les limbes où tous l’at­ten­dent, où tous le guet­tent. C’est le grand rassem­ble­ment des Falsch dans l’aérog­a­re tra­ver­sée de valses. Sim­u­lacre de fête. Sim­u­lacre de Sab­bat. Sim­u­lacre de con­cert. Sim­u­lacre de vie. « Ici, l’an­née 38 et aujour­d’hui, c’est pareil ! ». D’un côté, les sur­mourants de la cham­bre à gaz, incon­solés. De l’autre, les sur­mourants de l’ex­il qui se sont lais­sés pour­rir dans l’ex­tase imméritée de l’échap­pée belle. Tous égale­ment morts à présent — mais nulle­ment mor­fon­dus. On règle les comptes à grands coups de gueule et de san­glots. Pourquoi, Jacob, as-tu si crim­inelle­ment exposé les tiens à l’extermination pourquoi, Oscar, fils figé « qui par­le comme un Alle­mand, prie comme un Juif, pense comme un joail­li­er », as-tu soutenu l’aveu­gle­ment de ton père pourquoi, Mina, as-tu couché avec ton beau-frère au prix des larmes de ta sœur — pourquoi, Joe, as-tu aimé cette Lil­li, une Alle­mande qui te rendait ton amour certes (on ne va pas le con­tester!) mais qui, inca­pable de sur­mon­ter sa peur des nazis, s’est tou­jours refusée à toi ? « Vous ne formez pas un cou­ple, dit la mère de Joe, mais le remords de ce qui aurait pu le devenir » …
Les Falsch de Berlin ont mal vécu, mal aimé, ils n’ont rien com­pris ; ceux de New York, par désar­roi ou par égoïsme, n’ont pas réus­si à établir les fonde­ments d’une nou­velle vie, d’une fals­chité qui fût vraie. Le film roule de cris en larmes, de reproches en anathèmes, comme si les vagues
d’outre-tombe devaient aboutir à la terre ferme — à une solide reprise en main de l’ex­is­tence (on peut vivre autrement!). Mais la promesse, à vue d’é­ter­nité, n’est pas ten­able. Il n’y a ici — que de la fumée de cré­ma­toire, qui trans­forme les fig­ures Falsch en autant de nuages : que peu­vent-ils devenir, sinon pluie, pluie future ?
La con­nais­sance de la pluie n’a jamais con­solé les nuages.

« Falsch » est une tragédie. Absolue. Si le mot « amour » ( mot bran­car­dier) y a sa place, c’est qu’au­cune tragédie ne s’en prive. Dans ces créa­tures Falsch cir­cule le courant de l’amour tout autant que les eaux de vidan­ge de la vie, mais sans engen­dr­er la plus petite place pour une fin rose. Il y faudrait lieu et temps, absents. Nous devons demeur­er, douloureux, dans la descrip­tion — seul sujet du film — d’une douleur sans rivages. « Les images sont der­rière nous, mais la douleur ne mour­ra jamais ». Douleur, et rien de moins. Douleur, et rien de plus.
L’aérog­a­re souf­fre de ses horaires per­dus, l’avion de ses rouil­lures, l’orchestre dirigé par un jeune Falsch souf­fre (à en mourir) d’une musique arrêtée dans le temps, non résolue (la musique des limbes n’a que faire de leurs arche­ts, touch­es, anch­es et embouchures). Dans ces con­di­tions dic­tées par le thème et le ton du film, deman­der aux acteurs d’endosser, au-dessus d’une chemise psy­chologique indi­vidu­elle, l’habit trans­par­ent de la douleur, c’é­tait leur impos­er l’im­pos­si­ble sur­dis­tri­b­u­tion qui mène aux fias­cos. Le film fait, on reste con­fon­du : ils le por­tent, ils sont la douleur ! Pas un mou­ve­ment, un regard un silence, un phonème qui ne soit elle — elle-même!Cl)

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