Avant propos :
Il est des destins ou des rencontres qui portent mystérieusement en eux les germes d’un accomplissement à venir. Ainsi en est-il du destin qui devait amener Thierry Salmon à se retrouver prophète en Italie, avant que dans sa propre patrie. Et tout au bout de cette Italie, qu’il découvrit avec sa compagnie belge à Milan en 1983, il y a Gibellina, perdue entre les terres cultivées et les ruines. C’est là qu’on le retrouve, cinq ans plus tard, avec une compagnie internationale (cependant composée à nouveau d’un noyau originaire de son pays).
Il était facile d’avoir foi en Fastes/Foutes, dans le hangar où, au milieu des draps pendus qui sentaient la lessive, avait pris corps cette saga zolienne revisitée avec un sens de la choralité que l’on avait connu chez des groupes aimés et disparus, et avec la fraîcheur des gestes imprévus qui renouaient avec le réalisme. Il était facile alors de prédire, comme je l’ai fait, que cet événement laisserait dans les mémoires une trace profonde et indélébile. Et de fait. si l’Ymagier Singulier s’est dissout rapidement, l’esprit qui l’animait, nourri par l’intuition d’une méthode et par le magnétisme qui émanait de l’énergie mise en œuvre, cet esprit a continué d’habiter le metteur en scène, et allait demeurer la source créatrice constante d’images singulières. Il n’était probablement pas aussi facile d’avoir foi en l’avant-poste belge débarqué à Milan il y a six ans, comme à la poursuite d’une étoile filante, empruntant en sens inverse le chemin des parents émigrants d’un de leurs compagnons, et convaincu de poursuivre une mission qui le catapultait à cet endroit précis. Pourquoi êtes-vous venus justement ici, ai-je demandé au premier détachement de jeunes gens qui envahissait mon bureau ? Ils étaient envoyés par 1d ieu sait qui pour obtenir des informations, des renseignements, des adresses, mais aussi pour expliquer à un représentant de la presse de cet autre pays ce qu’ils voulaient, pardon, ce qu’ils devaient répéter et jouer là en création mondiale. Leur discours était fascinant. sans doute, mais la cause de leur détermination me paraissait inexplicable. Pourquoi justement ici, alors qu’il n’existe pas de public pour des projets de ce genre, pas de·lieux atypiques pour des spectacles, la situation, bouchée, marginalisant les minorités non conventionnelles ? Parce que nous pensons que c’est ici l’endroit juste, répondaient-ils. Mais pourquoi croyez vous ça ? Parce que. C’est sûr que c’est ainsi. Ils doivent être fous, pensai-je. Et je me dis aussi qu’ils avaient sans doute dû faire fausse route, comme souvent, égarés par leurs rêves et leurs désirs. Mais ils revenaient souvent, même si je ne leur donnais rien d’autre que quelques informations, quelques renseignements, une adresse, en échange de ces chimères qu’étaient leurs projets. A chaque fois les types changeaient, ou du moins quelques-uns d’entre eux, et je n’arrivais pas à savoir si c’était une règle du groupe, ou s’ils voulaient par là prouver leur nombre et montrer à quel point ils y croyaient tous, déployant ainsi les rets de leur séduction. La foi, dit-on, peut être contagieuse. Ils étaient beaux. Visages durs, mâchoires décidées, yeux ardents qui vous regardaient droit dans les yeux. Aujourd’hui encore, alors que beaucoup me sont devenus des présences familières, nécessaires, c’est ainsi que j’aime les voir, superposant à leur image actuelle ces premiers regards, encore brillants de curiosité.
De curiosité ou de folie ? Quand ils sont arrivés, après quelques mois, en me racontant qu’ils avaient trouvé le lieu qu’ils cherchaient, hors de la ville, dans une usine désaffectée (mais ils avaient pu, non sans mal, obtenir un accord avec une compagnie de chemins de fer pour y amener les spectateurs…), je capitulai, et je les crus. Certainement. ils étaient fous, mais ils savaient faire des miracles.
Qu’importe ensuite qu’il n’y ait eu à ces quelques représentations que quelques spectateurs ? Ces quelques-uns ont divulgué le secret. Qu’importe encore que l’Ymagier se soit dissout ? Les images, je le répète, seront restées, et auront continué à se répandre.
Quand, peu de temps après, je fus appelé à diriger le secteur théâtral de la Biennale de Venise, j’invitai Thierry et Serge pour leur commander un spectacle. La recherche d’un lieu, à nouveau atypique, s’était focalisée sur les couloirs et les chambres de l’hôtel viscontien de Mort à Venise. Le projet était centré sur un groupe de personnes de milieux différents, séparées par leurs origines et leurs langues diverses, Mais l’entreprise évoluait à grand-peine. Car cette époque correspondait à un moment de crise pour le groupe. Et aussi parce que, comme je l’ai compris plus tard, Thierry Salmon a besoin de beaucoup de temps pour laisser décanter ses idées, et pour leur permettre d’arriver seules à maturation ; ou pour capturer les éléments réels de l’existence emmêlés dans la toile d’araignée des projections de la fiction : il est nécessaire de les laisser reposer.
Quand, quelques années plus tard, m’est échue la direction artistique des Orestiadi di Gibellina, je savais que Thierry désormais sans l’Ymagier — y créerait un spectacle. Gibellina était une petite ville sicilienne de cinq mille âmes, dans les montagnes non loin de Trapani (gibel en arabe signifie montagne), qui tut détruite en 1968 par un tremblement de terre et reconstruite dans la plaine, à vingt kilomètres de là. Mais reconstruire doit aussi vouloir dire changer quelque chose ; et le pari d’un maire inspiré, Ludovico Corrao, était de changer le mode de vie des habitants. Ceux-ci, du reste, en changeant de lieu de résidence, avaient renoncé à l’élevage des moutons et restreint leurs activités agricoles pour se diriger vers les fabriques et le tertiaire. Mais le maire a de plus imaginé la ville nouvelle faisant la part belle aux artistes, constellée d’architectures audacieuses et de sculptures précieuses. Et sur les ruines de l’ancienne ville, pour garder vivante la mémoire collective, il a pensé au théâtre. C’est ainsi que le mythe de l’Orestiade, recréé par un poète en sicilien, y fut évoqué, comme une traversée de l’histoire tourmentée de cette île, antique et immuable, telle la force implacable de son soleil. .
Mes programmations pour les Orestiadi sont ensuite allées vers d’autres mythes proches de cette terre, ressuscitant Didon et Empédocle, Oedipe et Proserpine, à travers des textes récents ou antiques (mais pour nous inédits) de poètes d’origines diverses, revisités par de jeunes metteurs en scène et de jeunes compagnies. Ces projets ont toujours réuni et des gens de spectacle et des musiciens de renom, car le thème se devait aussi d’être, en réponse à la violence des éléments naturels, celui de l’union entre les arts.