La tragédie : une fonction retrouvée

La tragédie : une fonction retrouvée

Le 28 Oct 1989

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Elles touchaient la fin et le savaient. mais la demeure du savoir était dévastée par ce qu’elles savaient. Leur savoir logeait dans leur chair, qui les tor­tu­rait d’une façon intolérable — les hurlements ! — dansleurs cheveux, leurs dents, leurs ongles, dans leur moelle et leurs os.

Christa Wolf, extrait de « Cas­san­dre »
(tra­duc­tion d’Alain Lance, éd. Alinéa) 1985

En juil­let 1986, Thier­ry Salmon pré­parait dans une car­rière non loin de Santarcange!o (Rim­i­ni) les Pre­messe aile Troiane. Le fil con­duc­teur du tra­vail était Cas­san­dre de Christa Wolf, et l’hy­pothèse sug­gérée celle d’un univers féminin capa­ble d’a­viv­er et de nour­rir les grands thèmes d’une altérité men­acée et vio­len­tée par l’his­toire. J’avais été fascinée dans ce tra­vail d’une part par l’am­pleur de l’e­space nar­ratif, qui emprun­tait plus de l’épique que du trag­ique, et d’autre part par l’at­ten­tion qua­si min­i­mal­iste accordée aux gestes quo­ti­di­ens de la com­plic­ité, tan­tôt joyeuse, tan­tôt douloureuse entre ces femmes.
Dans cette car­rière com­plète­ment nue jail­lis­saient les images d’une nou­velle explo­ration de la tragédie, éclairées par une extra­or­di­naire atten­tion portée à l’u­nivers féminin au théâtre.
Les travaux suc­ces­sifs de Salmon m’ont con­fir­mé sa capac­ité très per­son­nelle de peu­pler la scène théâ­trale d’ac­tions qui comme des images de veil­lée, con­stru­isent un pont entre mémoire et inter­pré­ta­tion, entre l’u­nivers de l’ac­teur et l’his­toire du per­son­nage. Cer­taine­ment nous sommes là face à un style, mais avec en plus la sug­ges­tion d’une méth­ode.
La même année, en sep­tem­bre, j’ai décou­vert grâce à Fran­co Quadri, la réal­ité artis­tique des Ores­tia­di di Gibel­li­na : une entre­prise qui dépasse de loin le seul cadre des fes­ti­vals d’été. Le drame représen­té à cette occa­sion : La tragédie de Didon reine de Carthage de Mar­lowe, réu­nis­sait dans la réal­i­sa­tion de Chérif les traits bar­bares d’un archaïsme arché­typ­ique avec le mythe de la con­ti­nu­ité his­torique qui se réal­i­sait par l’im­placa­ble voy­age d’Enée depuis Troie jusqu’aux rivages du Latium. Devant les murs d’une Carthage que le sable du désert préser­vait de toute ten­ta­tion clas­sique, les pas­sions des hommes don­naient corps à la tragédie des peu­ples. Les habi­tants de Gibel­li­na guidaient notre vision de la tragédie par­mi les ruines comme ils avaient guidé aupar­a­vant avec une juste fierté notre par­cours dans les quartiers en recon­struc­tion.
Quand à Gibel­li­na on a com­mencé à par­ler du pro­jet Les Troyennes et que Salmon m’en a pro­posé la respon­s­abil­ité dra­maturgique, à mesure que les étapes de son développe­ment à tra­vers l’Eu­rope se définis­saient, s’est éveil­lée en moi, en même temps qu’un sen­ti­ment d’in­cré­dulité, la con­science d’une néces­sité.
Chaque élé­ment du pro­jet était fasci­nant, et appa­rais­sait comme la véri­fi­ca­tion défini­tive d’hy­pothès­es et de pra­tiques sug­gérées par ailleurs. Il me sem­blait que nous sor­tions du domaine des inter­pré­ta­tion shabituelles et des exé­cu­tions con­v­enues pour entr­er dans le vif d’un proces­sus de tra­vail où jour après jour la fatigue quo­ti­di­enne libère la matière même des désirs mis en jeu. Cha­cun des mail­lons du pro­jet dépas­sait le seul plaisir de sa pro­pre exis­tence pour pour­suiv­re un idéal d’u­nité. C’est peut-être là une manière de vivre aujour­d’hui la fonc­tion du trag­ique. Cha­cune des artic­u­la­tions de cette fonc­tion éclairait et enrichis­sait l’u­nité de l’ensem­ble.

Fer­mant les yeux, je revois ces images. Le mont Ida sous la lumière changeante. Les pentes où s’ou­vraient les cav­ernes. Le Sca­man­dre et ses rives. Pour nous, l’u­nivers c’é­tait cela, aucun paysage ne saurait être plus beau. Les saisons. Les odeurs des arbres. Et notre exis­tence sans entrav­es, une joie neuve pour chaque jour nou­veau. La forter­esse ne venait pas jusqu’à nous. Ils ne pou­vaient pas com­bat­tre l’en­ne­mi et nous en même temps. Ils nous lais­saient tran­quilles, nous pre­naient les fruits que nous cueil­lions, les étoffes que nous tis­sions. Nous­ mêmes viv­ions pau­vre­ment. Nous chan­tions beau­coup, je m’en sou­viens. (…) A celles qui avaient besoin d’une ferme espérance, nous n’im­po­sions pas notre con­vic­tion que nous étions per­dus. Mais notre gai­eté, dont le fond gar­da tou­jours une couleur som­bre, n’avait rien de for­cé.
Nous ne ces­sions d’ap­pren­dre. Cha­cune fai­sait prof­iter l’autre de son savoir par­ti­c­uli­er. J’ap­pris à faire des pots, des vas­es.
J’in­ven­tai un motif noir et rouge dont Je les ornai. Nous nous racon­tions nos rêves. beau­coup s’é­ton­naient de tout ce qu’ils pou­vaient révéler. Mais sou­vent, à vrai dire la plu­part du temps. nous par­lions de ceux qui viendraient après nous. Com­ment ils seraient. S’ils se sou­viendraient de nous.
S’il rat­trap­eraient ce que nous avions man­qué, s’ils amélior­eraient ce que nous avions mal fait. Nous nous tor­tu­ri­ons le cerveau pour trou­ver le moyen de leur laiss­er un mes­sage, mais nous ne pos­sé­dions pas l’écri­t­ure. Nous gravions des ani­maux. des êtres humains, nos pro­pres sil­hou­ettes, dans des cav­ités rocheuses dont nous obstruâmes l’en­trée avant l’ar­rivée des Grecs. Nous lais­sions les empreintes de nos mains les unes à côté des autres dans l’argile ten­dre. Nous appe­lions cela, en riant, nous ren­dre éter­nelles. Cela don­na heu à une fête des attouche­ments, au cours de laque­lle, comme spon­tané­ment, nous touchâmes l’autre, les autres, et apprîmes à nous con­naître mutuelle­ment.
Nous étions frag­iles. Comme notre temps était comp­té, nous ne pou­vions le gaspiller dans l’ac­ces­soire. C’est pourquoi nous allions, en jouant comme si nous dis­po­sions de tout le temps du monde, vers l’essen­tiel, vers nous.

Christa Wolf, extrait de « Cas­san­dre » (tra­duc­tion d’Alain Lance, éd. Alinéa) 1985

Tout d’abord il y avait le défi artis­tique et humain, les échos qui s’élèvent des ruine de Gibel­li­na et se réper­cu­tent dans cette tragédie de la destruc­tion, le thème de la mémoire et de la trans­for­ma­tion lié à la fig­ure fémi­nine. Et puis la tra­di­tion retrou­vée dans les formes musi­cales, dans les chants. Enfin, con­stant, le thème de la poésie comme purifi­ca­tion.
Il y avait aus­si cer­tains élé­ments plus directe­ment liés à la pra­tique théâ­trale. Le rêve d’un groupe telle­ment com­pos­ite et en même temps mono­lithique, à une époque où l’on n’aime guère mêler spec­ta­cle et vie de groupe ; et dans ce micro­cosme, l’usage du grec ancien, d’une langue incom­préhen­si­ble pour les spec­ta­teurs et incon­nue des actri­ces. De telles expéri­ences avaient déjà été faites dans ce sens au théâtre, mais ici out­re la volon­té d’établir une koinè pour un groupe aux tra­di­tions et aux lan­gages divers, au-delà de la cita­tion interne et du défi qu’of­frait le matéri­au lin­guis­tique, il restait le fait que nous étions con­fron­tés à un texte dans toute son intégrité : non seule­ment la langue de la tragédie, mais le verbe même de cette tragédie dans la struc­ture intacte de la fable.

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