Réparer un territoire, imaginer de nouveaux récits Comment la question écologique travaille les maisons d’opéra

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Réparer un territoire, imaginer de nouveaux récits Comment la question écologique travaille les maisons d’opéra

Le 15 Sep 2021
A Revue, mis en scène par Benjamin Abel Meirhaeghe à l’Opera Ballet Vlaanderen, 2020. Photo Fred Debrock.
A Revue, mis en scène par Benjamin Abel Meirhaeghe à l’Opera Ballet Vlaanderen, 2020. Photo Fred Debrock.

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A Revue, mis en scène par Benjamin Abel Meirhaeghe à l’Opera Ballet Vlaanderen, 2020. Photo Fred Debrock.
A Revue, mis en scène par Benjamin Abel Meirhaeghe à l’Opera Ballet Vlaanderen, 2020. Photo Fred Debrock.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 144-145 - Opéra et écologie(s)
144 – 145

En avril dernier, l’Opéra de Lille a obtenu la cer­ti­fi­ca­tion inter­na­tionale ISO 20121 qui atteste de ses bonnes pra­tiques en matière de développe­ment durable : par­mi ces pra­tiques cer­ti­fiées fig­urent certes les dons de cos­tumes et de décors déclassés, l’utilisation de matéri­aux réu­til­is­ables, le rem­place­ment du parc des pro­jecteurs par des LED, mais aus­si l’engagement de la mai­son en faveur de la diver­sité et de l’égalité pro­fes­sion­nelles, ses actions artis­tiques et cul­turelles, sa poli­tique tar­i­faire ou encore son ancrage ter­ri­to­r­i­al. La var­iété de ces indi­ca­teurs est révéla­trice du car­ac­tère trans­ver­sal de la réflex­ion écologique aujourd’hui.

Dans ce qu’il nomme écosophie, 
le philosophe Félix Guattari distingue trois écologies :

Envi­ron­nemen­tale (les rap­ports de l’être humain à son envi­ron­nement), sociale (les rela­tions entre les êtres au sein d’une société) et men­tale (la pro­duc­tion de la sub­jec­tiv­ité humaine). C’est dans la con­ti­nu­ité de cette pen­sée glob­ale que nous dresserons un état des lieux de cette ques­tion à l’opéra : com­ment un ter­ri­toire réel ou sym­bol­ique peut-il se recon­stituer autour d’une mai­son d’opéra ? Quels liens peu­vent se tiss­er entre l’institution et ses publics ? La réflex­ion sur la crise écologique que nous tra­ver­sons peut-elle pro­duire de nou­velles formes et génér­er de nou­veaux réc­its ?

Ces ques­tions, nous avons choisi de les pos­er à trois maisons – l’Opéra nation­al de Lor­raine, l’Opéra de Lille, l’Opera Bal­let Vlaan­deren – et à leurs directeur.trice.s respectif.ive.s – Matthieu Dus­souillez, Car­o­line Son­ri­er, Jan Van­den­houwe. Bien qu’ayant des his­toires et des tailles dif­férentes, ces trois insti­tu­tions ont en com­mun une volon­té d’ouverture qui transparaît à tra­vers leurs pro­gram­ma­tions et leurs poli­tiques cul­turelles. Elles s’inscrivent en faux con­tre toute con­cep­tion qui réduirait l’art lyrique à un art exclu­sive­ment pat­ri­mo­ni­al ou muséal. Elles sont tournées vers l’avenir, vers l’expérimentation et les devenirs de l’opéra comme spec­ta­cle vivant et forme d’expression con­tem­po­raine en réin­ven­tion per­ma­nente.

Comment un territoire peut-il se reconstituer autour d’un opéra ?
Programmation et territoire

Pour Jan Van­den­houwe qui a pris les rênes de l’institution fla­mande en 2019, on ne pro­gramme pas une sai­son d’opéra hors-sol. Le geste de pro­gram­ma­tion résonne sur un ter­ri­toire : « L’espace dans lequel nous nous situons racon­te déjà une his­toire à laque­lle nous devons réa­gir. » Sa pre­mière sai­son à la tête de l’Opera Bal­let Vlaan­deren s’est ouverte par Don Car­los, une œuvre dont l’argument est lié à l’histoire poli­tique des Flan­dres, et présen­tait, entre autres, le rare opéra de Schrek­er Der Schmied von Gent (Le Forg­eron de Gand).

Ce lien avec le ter­ri­toire intéresse égale­ment Matthieu Dus­souillez. Lorsqu’il a pen­sé son pro­jet artis­tique pour l’Opéra nation­al de Lor­raine dont il a pris la direc­tion en 2019, il s’est intéressé à l’Art nou­veau. Ce mou­ve­ment artis­tique, qui – au début du 20e siè­cle – a imprimé sa mar­que à l’architecture nancéi­enne, est l’une des sources d’inspiration de sa pro­gram­ma­tion opéra­tique et sym­phonique. Cette sai­son s’est ouverte par la créa­tion française de Görge le rêveur, un opéra oublié, com­posé par Zem­lin­sky dans les années 1900. Il importe de dis­tinguer cette réso­nance avec le ter­ri­toire de tout local­isme qui com­porterait un risque de repli sur soi : « Depuis ses orig­ines, l’opéra est un art européen, pré­cise Matthieu Dus­souillez. Il est dif­fi­cile de l’imaginer sans cette dynamique transna­tionale. La réflex­ion autour de la crise écologique doit nous amen­er à davan­tage d’ou­ver­ture cul­turelle, à plus de curiosité envers les autres, et non l’inverse. » Ain­si, les trois spec­ta­cles cités dépassent le ter­ri­toire ou le courant artis­tique qui les inspirent : Der Schmied von Gent con­fronte la Bel­gique à son passé colo­nial, Don Car­los et Görge inter­ro­gent, cha­cun à leur façon, une forme d’idéalisme poli­tique en posant cette ques­tion : com­ment la nou­velle généra­tion peut-elle créer une alter­na­tive à l’ancien monde ?

S’ancrer dans une région

S’appuyant sur le réseau des insti­tu­tions cul­turelles de la région Hauts-de-France, l’Opéra de Lille copro­duit hors-les-murs une pro­gram­ma­tion de spec­ta­cles de danse et de formes proches du théâtre musi­cal. Cette sai­son étaient notam­ment prévus une adap­ta­tion d’Orphée et Eury­dice au Théâtre munic­i­pal de Tour­co­ing, Dark Red d’Anne Tere­sa De Keers­maek­er au Lou­vre-Lens et OVTR (On Va Tout Ren­dre) de Gaëlle Bourges au Vivat, Armen­tières.

En out­re, l’Opéra affirme depuis 2015 sa présence à l’échelle régionale à tra­vers Finor­eille, un pro­gramme d’ateliers de pra­tique vocale à des­ti­na­tion des enfants de 8 à 12 ans, menés chaque semaine dans 19 villes de la région. La sai­son passée, ces ate­liers ont abouti aux Noces, vari­a­tions, un spec­ta­cle joué à l’Opéra de Lille avec 300 enfants issus de la métro­pole et de la région. Cette adap­ta­tion des Noces de Figaro réal­isée par le com­pos­i­teur Arthur Lavandi­er et la met­teuse en scène Maëlle Dequiedt aurait dû être reprise en mars 2021 au théâtre munic­i­pal de Denain – une ville du réseau Finor­eille – pour une date qui revê­tait une portée sym­bol­ique : située dans le bassin minier valen­ci­en­nois, Denain compte par­mi les villes les plus pau­vres de France. Mal­heureuse­ment, le Covid en a décidé autrement.

Selon Car­o­line Son­ri­er, la cer­ti­fi­ca­tion 20121 récem­ment obtenue per­met d’unifier divers aspects de l’institution – par exem­ple, la sai­son in situ et les actions menées sur le ter­ri­toire – autour d’une même final­ité artis­tique, sociale, économique et envi­ron­nemen­tale : « Dès que l’on sort de la com­mu­ni­ca­tion de sai­son, nous avons du mal à intéress­er les médias et le pub­lic aux actions que nous menons dans la région. Cette cer­ti­fi­ca­tion nous per­met de faire évoluer l’image que le pub­lic se fait de l’Opéra de Lille : un opéra, ce n’est pas juste une machine à pro­duire des spec­ta­cles. C’est une insti­tu­tion implan­tée sur un ter­ri­toire et qui a une respon­s­abil­ité vis-à-vis de ses habi­tants. »

Tournage du NOX, mis en scène par Kevin Barz pour l’Opéra national de Lorraine. Photo Jean-Louis Fernandez.
Tour­nage du NOX, mis en scène par Kevin Barz pour l’Opéra nation­al de Lor­raine. Pho­to Jean-Louis Fer­nan­dez.
Investir la ville

Dès sa deux­ième sai­son à Nan­cy, Matthieu Dus­souillez a mis en place le Nan­cy Opera Xpe­ri­ence (NOX), un lab­o­ra­toire de créa­tion lyrique, dont l’un des buts est de faire tra­vailler des artistes en étroite con­nex­ion avec la ville et le ter­ri­toire : « Je souhaite créer un lien entre l’Opéra et le lieu où vivent les gens pour qu’ils se sen­tent con­cernés par nos créa­tions. » Une réflex­ion qui n’est pas sans rap­pel­er une idée dévelop­pée dans Le Spec­ta­cle et le vivant, le livre blanc récem­ment pub­lié par Sophie Lanoote et Nathalie Moine. Dans cette con­tri­bu­tion à la tran­si­tion écologique et sociale, les deux autri­ces pro­posent de rem­plac­er le terme pas­sif de « pub­lic » par celui « d’habitants », qui met l’accent sur la rela­tion com­plexe et active qui unit un citoyen au théâtre situé sur son ter­ri­toire. Cette sai­son, la pre­mière créa­tion du NOX – Êtes-vous amoureux ? – avait pour par­tic­u­lar­ité de se baser sur des témoignages de Nancéien.ne.s, recueil­lis au cours de rési­dences longues – entre l’été 2019 et l’hiver 2020 – par la réal­isatrice sonore Chloé Kobu­ta et le com­pos­i­teur Paul Brody : « La réal­i­sa­tion de ce pro­jet, explique Matthieu Dus­souillez, a pris la forme de douze courts-métrages mis en scène par Kevin Barz. Le tour­nage a per­mis de réin­ve­stir des lieux de la ville et de la métro­pole : une laver­ie, un ciné­ma, une piscine, une brasserie ou la piste du Bowl­ing situé dans le cen­tre com­mer­cial des Nations. Des lieux périphériques, désaf­fec­tés ou désertés à cause du Covid. » Cet intense mois de tour­nage était l’occasion de tiss­er d’autres liens entre l’Opéra et les habi­tants de la métro­pole : « Des équipes de médi­a­tion étaient dépêchées pour expli­quer le pro­jet aux pas­sants dont la curiosité était piquée lorsqu’ils voy­aient des équipes de l’Opéra inve­stir leur quarti­er. » À l’image de ces habi­tants d’une cité du Haut-du-Lièvre, qui, un après-midi, ont décou­vert au pied de leur immeu­ble un piano à queue en flammes pour les besoins de la cause. Pour Matthieu Dus­souillez cette présence dans la cité con­tribue à redessin­er un ter­ri­toire sym­bol­ique et partagé : « Par exem­ple, autour du NOX, l’Opéra a mené un pro­jet choré­graphique avec les détenues de la Mai­son d’arrêt pour femmes : un tel lieu est sou­vent perçu comme situé au-delà de l’enceinte de la ville, comme s’il en était exclu. Il était impor­tant pour nous de le réin­scrire sym­bol­ique­ment dans notre espace com­mun. »

Avant d’être directeur artis­tique de l’Opera Bal­let Vlaan­deren, Jan Van­den­houwe occu­pait le poste de directeur de la dra­maturgie à la Ruhrtri­en­nale. De ces années dans la Ruhr, il a gardé le goût d’investir – par le spec­ta­cle vivant – les vastes frich­es indus­trielles désaf­fec­tées qui font l’identité de ce fes­ti­val pres­tigieux : « L’un des défis qui nous attend pour les années à venir est la réno­va­tion de l’Opéra de Gand, l’une des salles de l’Opera Bal­let Vlaan­deren. La fer­me­ture de la salle entre 2024 et 2028 nous oblige à repenser notre présence dans la ville. Il n’est pas néces­saire de con­stru­ire une salle éphémère : je préfère tra­vailler avec nos parte­naires munic­i­paux pour trou­ver des lieux que nous pour­rions inve­stir, peut-être des espaces indus­triels aux­quels nous pour­rions don­ner une nou­velle fonc­tion en y créant des spec­ta­cles. »

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Simon Hatab
Simon Hatab est dramaturge au théâtre et à l’opéra.Plus d'info
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