La ville de São Paulo, le théâtre et le Fomento

Théâtre
Réflexion

La ville de São Paulo, le théâtre et le Fomento

Le 20 Déc 2021
São Paulo através do espelho, intervention et performance urbaine, Coletivo Teatro Dodecafônico, São Paulo : Avenida Paulista, 2012. Photo : Cacá Bernardes
São Paulo através do espelho, intervention et performance urbaine, Coletivo Teatro Dodecafônico, São Paulo : Avenida Paulista, 2012. Photo : Cacá Bernardes
São Paulo através do espelho, intervention et performance urbaine, Coletivo Teatro Dodecafônico, São Paulo : Avenida Paulista, 2012. Photo : Cacá Bernardes
São Paulo através do espelho, intervention et performance urbaine, Coletivo Teatro Dodecafônico, São Paulo : Avenida Paulista, 2012. Photo : Cacá Bernardes
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 143 - Scènes du Brésil
143

Depuis 2002, la scène théâ­trale paulista a été boulever­sée par un phénomène politi­co-cul­turel inédit au Brésil : le Pro­gra­ma de Fomen­to ao teatro para a cidade de São Paulo (Pro­gramme de pro­mo­tion du théâtre pour la ville de São Paulo) a encour­agé l’émergence de nou­velles modal­ités de rap­ports entre le théâtre et la ville. Il s’agit là de l’instauration d’une poli­tique publique portée par une mobil­i­sa­tion sans précé­dent du milieu théâ­tral et qui a per­mis des inno­va­tions dans la manière de faire du théâtre (le teatro de grupo) ain­si qu’une décen­tral­i­sa­tion géo­graphique unique et une autre manière d’appréhender la ville et l’e­space urbain1. Je présen­terai ici briève­ment le Fomen­to, en pré­cisant le con­texte de son élab­o­ra­tion et de sa mise en œuvre, et en évo­quant les prin­ci­paux apports de ce pro­gramme, ain­si que ses lim­ites et les men­aces qui pèsent sur lui – notam­ment  avec « l’an­ti-pro­jet » nation­al qui mis en œuvre par le gou­verne­ment brésilien actuel, étayé par une croisade con­tre les insti­tu­tions, dont celles rel­a­tives à la cul­ture et aux arts.

Le Fomen­to et le “teatro de grupo”

Le théâtre brésilien a été mod­ernisé dans les années 1940, influ­encé par le mode de pro­duc­tion, l’esthé­tique et le réper­toire européens. L’a­gent prin­ci­pal de cette trans­for­ma­tion a été le mod­èle de la com­pag­nie de théâtre : une entre­prise créée et dirigée par un pro­duc­teur, chargé de choisir le réper­toire (suiv­ant le goût du pub­lic et les recettes poten­tielles) et d’embaucher les équipes artis­tiques et tech­niques. Si l’ar­rivée d’une nou­velle généra­tion d’artistes dans la décen­nie suiv­ante con­tribuera à la nation­al­i­sa­tion du réper­toire, le mode de pro­duc­tion restera inchangé (MILARÉ, 2016 ; DESGRANGES, 2014).

La dic­tature mil­i­taire (1964 – 1985) a été une péri­ode trau­ma­ti­sante, mar­quée par la cen­sure, l’emprisonnement, la tor­ture, la mort et l’ex­il d’artistes, d’in­tel­lectuels et de jour­nal­istes. La peur s’est répan­due et les man­i­fes­ta­tions publiques col­lec­tives ont été inter­dites. La télé-dra­maturgie nationale a été ren­for­cée et le suc­cès télévi­suel des comé­di­ens a attiré le pub­lic et les spon­sors dans les salles. En dehors de ce cir­cuit, le théâtre a survécu grâce aux com­pag­nies ama­teurs, dans des con­di­tions pré­caires (STREVA, 2014).

La fin de la dic­tature per­met aux artistes de se regrouper à nou­veau et le teatro de
grupo
– « le théâtre de groupe » –  sera, selon le philosophe Paulo Arantes (2007), « le fait cul­turel le plus per­ti­nent » de ces années. C’est dans ce con­texte qu’à la fin des années 1990, un regroupe­ment d’artistes de théâtre paulista organ­ise le pre­mier front théâ­tral depuis près de trois décen­nies2, le Movi­men­to Arte Con­tra a Bar­bárie (Art con­tre la bar­barie). Le pre­mier man­i­feste du groupe définit la bar­barie comme le résul­tat de la marchan­di­s­a­tion exac­er­bée de la vie ; il dif­féren­cie l’art et le diver­tisse­ment et entend faire avancer les débats sur la fonc­tion sociale du théâtre et le rôle de l’É­tat par rap­port aux arts. Pen­dant le gou­verne­ment ultra-néolibéral de Fer­nan­do Col­lor (1989 – 1990), les insti­tu­tions et les pro­grammes éta­tiques de sou­tien à la cul­ture ont été sup­primés et le mécé­nat par exonéra­tion fis­cale est devenu le seul moyen de finance­ment des arts, ce mécan­isme dis­sim­u­lant de fait un trans­fert de ressources de type pub­lic – privé don­nant aux entre­pris­es le pou­voir de décider de l’ap­pli­ca­tion du mon­tant impos­able et de faire (indi­recte­ment) de la pub­lic­ité avec des ressources publiques (COSTA, 2007 ; MOREIRA, 2012 ; KINAS, 2010).

À par­tir de dis­cus­sions col­lec­tives qui se sont déroulées pen­dant quelques années, les mem­bres de ce Mou­ve­ment ont rédigé un pro­jet de loi, le Pro­gra­ma de Fomen­to ao teatro para a cidade de São Paulo, qui sera voté par la munic­i­pal­ité à l’u­na­nim­ité en 2002. Les inno­va­tions du pro­gramme sont nom­breuses : tout d’abord, c’est la pre­mière fois dans le pays qu’une poli­tique publique est basée sur une idée de la cul­ture au-delà du sim­ple droit d’ac­cès aux savoirs et aux biens cul­turels3 (OLIVEIRA et MACIEL, 2017). Le pro­gramme s’adresse à des struc­tures pérennes dédiées à la recherche et à la créa­tion théâ­trale, le teatro de grupo de groupe. Le grupo teatral est un col­lec­tif uni par un pro­jet artis­tique com­mun, dont les mem­bres sont rémunérés par pro­jet et ont sou­vent aus­si des fonc­tions d’administration, de dif­fu­sion et de pro­duc­tion. La prise de déci­sion est partagée, ce qui remet en cause la hiérar­chie de l’en­tre­prise et le tra­vail aliéné ; même si le met­teur en scène a le dernier mot pen­dant la créa­tion (à l’ex­cep­tion des proces­sus col­lec­tifs où même la mise en scène est partagée), les déci­sions struc­turelles liées à la troupe – y com­pris le réper­toire – sont col­lec­tives.

Le Fomen­to donne la pri­or­ité aux proces­sus de recherche con­tin­ue et aux actions sociale­ment ancrées plutôt qu’aux spec­ta­cles et événe­ments ponctuels — c’est-à-dire à des pro­jets qui ne sont pas adap­tés à une logique de sou­tien économique et financier reposant sur la loi du marché. Il n’y a pas de mod­èle de pro­jet préétabli ; au con­traire, les troupes sont libres de les con­cevoir, en ter­mes artis­tiques (la recherche et la créa­tion de spec­ta­cles) mais égale­ment soci­aux (des straté­gies pour abor­der et établir un dia­logue avec la pop­u­la­tion), pour autant que les pro­jets respectent le cadre budgé­taire établi pour chaque édi­tion et soient réal­isées dans un délai max­i­mum de deux ans (PUPPO, 2012a). Pour garan­tir l’équité dans l’évaluation et la sélec­tion des pro­jets, le principe de com­mis­sions mixtes de sélec­tion – renou­velées à chaque édi­tion – a été choisi. Ces com­mis­sions sont com­posées de trois mem­bres désignés par la société civile et de qua­tre mem­bres choi­sis par le secré­taire à la Cul­ture de la ville (KINAS, 2010). Bien que la munic­i­pal­ité dis­pose de la majorité des sièges, la présence de mem­bres de la société civile garan­tit la trans­parence des choix.

Un bilan

Jusqu’en 2020, la munic­i­pal­ité a soutenu, par le biais du Fomen­to, 518  pro­jets (réal­isés par 162 groupes), aux réper­cus­sions mul­ti­ples et représen­tant un phénomène unique dans l’his­toire du théâtre brésilien.  Pen­dant  près de vingt ans, l’é­val­u­a­tion du pro­gramme a tra­ver­sé des moments d’enthousiasme fluc­tu­ant qui peu­vent être résumés par les ter­mes suiv­ants : enchante­ment, lim­ites, dif­férends et men­aces. Cette ter­mi­nolo­gie représente un out­il ana­ly­tique plutôt qu’une péri­odi­s­a­tion, mais peut cor­re­spon­dre à une cer­taine évo­lu­tion chronologique (à quelques excep­tions près)4.

L’optimisme est le sen­ti­ment qui car­ac­térise la pre­mière décen­nie. La sat­is­fac­tion pré­domine devant les réal­i­sa­tions qu’il a per­mis­es, en ter­mes aus­si bien qual­i­tat­ifs que quan­ti­tat­ifs : en nom­bre de spec­ta­cles et d’événe­ments qui y sont liés, de nou­veaux gru­pos sta­bles, d’implantation de ceux-ci et de pub­li­ca­tions con­sacrées aux arts de la scène (KINAS, 2010, p.7). La sta­bil­ité sans précé­dent per­mise par l’avène­ment du Fomen­to a favorisé le fait que les artistes puis­sent se con­sacr­er pro­fes­sion­nelle­ment à l’ac­tiv­ité théâ­trale (COSTA, 2008) et aux groupes aux­quels ils par­ticipent. Le teatro de grupo paulista a donc pu faire émerg­er des pos­si­bil­ités artis­tiques, sociales et poli­tiques uniques, dotées d’une puis­sance d’invention et d’une force cri­tique, cohérentes avec la réal­ité locale et plus proches de ses ter­ri­toires et com­mu­nautés (SANTOS, 2012) et, ain­si, se dif­férenci­er des manières de faire du théâtre com­mer­cial.

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Mariana Vaz de Camargo
Mariana Vaz de Camargo est metteuse en scène et performeuse, doctorante en Arts du spectacle...Plus d'info
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