Depuis 2002, la scène théâtrale paulista a été bouleversée par un phénomène politico-culturel inédit au Brésil : le Programa de Fomento ao teatro para a cidade de São Paulo (Programme de promotion du théâtre pour la ville de São Paulo) a encouragé l’émergence de nouvelles modalités de rapports entre le théâtre et la ville. Il s’agit là de l’instauration d’une politique publique portée par une mobilisation sans précédent du milieu théâtral et qui a permis des innovations dans la manière de faire du théâtre (le teatro de grupo) ainsi qu’une décentralisation géographique unique et une autre manière d’appréhender la ville et l’espace urbain1. Je présenterai ici brièvement le Fomento, en précisant le contexte de son élaboration et de sa mise en œuvre, et en évoquant les principaux apports de ce programme, ainsi que ses limites et les menaces qui pèsent sur lui – notamment avec « l’anti-projet » national qui mis en œuvre par le gouvernement brésilien actuel, étayé par une croisade contre les institutions, dont celles relatives à la culture et aux arts.
Le Fomento et le “teatro de grupo”
Le théâtre brésilien a été modernisé dans les années 1940, influencé par le mode de production, l’esthétique et le répertoire européens. L’agent principal de cette transformation a été le modèle de la compagnie de théâtre : une entreprise créée et dirigée par un producteur, chargé de choisir le répertoire (suivant le goût du public et les recettes potentielles) et d’embaucher les équipes artistiques et techniques. Si l’arrivée d’une nouvelle génération d’artistes dans la décennie suivante contribuera à la nationalisation du répertoire, le mode de production restera inchangé (MILARÉ, 2016 ; DESGRANGES, 2014).
La dictature militaire (1964 – 1985) a été une période traumatisante, marquée par la censure, l’emprisonnement, la torture, la mort et l’exil d’artistes, d’intellectuels et de journalistes. La peur s’est répandue et les manifestations publiques collectives ont été interdites. La télé-dramaturgie nationale a été renforcée et le succès télévisuel des comédiens a attiré le public et les sponsors dans les salles. En dehors de ce circuit, le théâtre a survécu grâce aux compagnies amateurs, dans des conditions précaires (STREVA, 2014).
La fin de la dictature permet aux artistes de se regrouper à nouveau et le teatro de
grupo – « le théâtre de groupe » – sera, selon le philosophe Paulo Arantes (2007), « le fait culturel le plus pertinent » de ces années. C’est dans ce contexte qu’à la fin des années 1990, un regroupement d’artistes de théâtre paulista organise le premier front théâtral depuis près de trois décennies2, le Movimento Arte Contra a Barbárie (Art contre la barbarie). Le premier manifeste du groupe définit la barbarie comme le résultat de la marchandisation exacerbée de la vie ; il différencie l’art et le divertissement et entend faire avancer les débats sur la fonction sociale du théâtre et le rôle de l’État par rapport aux arts. Pendant le gouvernement ultra-néolibéral de Fernando Collor (1989 – 1990), les institutions et les programmes étatiques de soutien à la culture ont été supprimés et le mécénat par exonération fiscale est devenu le seul moyen de financement des arts, ce mécanisme dissimulant de fait un transfert de ressources de type public – privé donnant aux entreprises le pouvoir de décider de l’application du montant imposable et de faire (indirectement) de la publicité avec des ressources publiques (COSTA, 2007 ; MOREIRA, 2012 ; KINAS, 2010).
À partir de discussions collectives qui se sont déroulées pendant quelques années, les membres de ce Mouvement ont rédigé un projet de loi, le Programa de Fomento ao teatro para a cidade de São Paulo, qui sera voté par la municipalité à l’unanimité en 2002. Les innovations du programme sont nombreuses : tout d’abord, c’est la première fois dans le pays qu’une politique publique est basée sur une idée de la culture au-delà du simple droit d’accès aux savoirs et aux biens culturels3 (OLIVEIRA et MACIEL, 2017). Le programme s’adresse à des structures pérennes dédiées à la recherche et à la création théâtrale, le teatro de grupo de groupe. Le grupo teatral est un collectif uni par un projet artistique commun, dont les membres sont rémunérés par projet et ont souvent aussi des fonctions d’administration, de diffusion et de production. La prise de décision est partagée, ce qui remet en cause la hiérarchie de l’entreprise et le travail aliéné ; même si le metteur en scène a le dernier mot pendant la création (à l’exception des processus collectifs où même la mise en scène est partagée), les décisions structurelles liées à la troupe – y compris le répertoire – sont collectives.
Le Fomento donne la priorité aux processus de recherche continue et aux actions socialement ancrées plutôt qu’aux spectacles et événements ponctuels — c’est-à-dire à des projets qui ne sont pas adaptés à une logique de soutien économique et financier reposant sur la loi du marché. Il n’y a pas de modèle de projet préétabli ; au contraire, les troupes sont libres de les concevoir, en termes artistiques (la recherche et la création de spectacles) mais également sociaux (des stratégies pour aborder et établir un dialogue avec la population), pour autant que les projets respectent le cadre budgétaire établi pour chaque édition et soient réalisées dans un délai maximum de deux ans (PUPPO, 2012a). Pour garantir l’équité dans l’évaluation et la sélection des projets, le principe de commissions mixtes de sélection – renouvelées à chaque édition – a été choisi. Ces commissions sont composées de trois membres désignés par la société civile et de quatre membres choisis par le secrétaire à la Culture de la ville (KINAS, 2010). Bien que la municipalité dispose de la majorité des sièges, la présence de membres de la société civile garantit la transparence des choix.
Un bilan
Jusqu’en 2020, la municipalité a soutenu, par le biais du Fomento, 518 projets (réalisés par 162 groupes), aux répercussions multiples et représentant un phénomène unique dans l’histoire du théâtre brésilien. Pendant près de vingt ans, l’évaluation du programme a traversé des moments d’enthousiasme fluctuant qui peuvent être résumés par les termes suivants : enchantement, limites, différends et menaces. Cette terminologie représente un outil analytique plutôt qu’une périodisation, mais peut correspondre à une certaine évolution chronologique (à quelques exceptions près)4.
L’optimisme est le sentiment qui caractérise la première décennie. La satisfaction prédomine devant les réalisations qu’il a permises, en termes aussi bien qualitatifs que quantitatifs : en nombre de spectacles et d’événements qui y sont liés, de nouveaux grupos stables, d’implantation de ceux-ci et de publications consacrées aux arts de la scène (KINAS, 2010, p.7). La stabilité sans précédent permise par l’avènement du Fomento a favorisé le fait que les artistes puissent se consacrer professionnellement à l’activité théâtrale (COSTA, 2008) et aux groupes auxquels ils participent. Le teatro de grupo paulista a donc pu faire émerger des possibilités artistiques, sociales et politiques uniques, dotées d’une puissance d’invention et d’une force critique, cohérentes avec la réalité locale et plus proches de ses territoires et communautés (SANTOS, 2012) et, ainsi, se différencier des manières de faire du théâtre commercial.