Marilyn au pays des merveilles

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Théâtre
Critique

Marilyn au pays des merveilles

Le 2 Mai 2022
Photographe : Shirin Jahanzadeh, Sara Rasoulzadeh dans le rôle de Marilyn. 2022
Photographe : Shirin Jahanzadeh, Sara Rasoulzadeh dans le rôle de Marilyn. 2019
Photographe : Shirin Jahanzadeh, Sara Rasoulzadeh dans le rôle de Marilyn. 2022
Photographe : Shirin Jahanzadeh, Sara Rasoulzadeh dans le rôle de Marilyn. 2019
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

Le 4 août 2022, ce sera la com­mé­mora­tion des 60 ans du décès de l’actrice Mar­i­lyn Mon­roe. À cette occa­sion, nous nous sommes intéressés dans cet arti­cle à la manière dont son per­son­nage a pu servir pour présen­ter sur la scène con­tem­po­raine irani­enne une vision con­forme à l’idéologie dom­i­nante. Il porte sur un spec­ta­cle inti­t­ulé Mar­lon Bran­do et présen­té en 2019 par l’auteur et met­teur en scène iranien, surtout con­nu pour ses rôles sur le petit écran, dénom­mé Mehran Ran­jbar (né en 1982 à Khor­ram­abad, cap­i­tale de la province du Lorestan) au Sepa­nd Hall à Téhéran (repris quelque mois plus tard au Iran­shahr Théâtre) où Mar­i­lyn Mon­roe est un des per­son­nages prin­ci­paux. Le spec­ta­cle paraît par­ti­c­ulière­ment per­ti­nent pour réfléchir à la ques­tion de la représen­ta­tion des femmes sur la scène en Iran, où elles sont traitées trop sou­vent comme des citoyennes de sec­onde classe et leurs droits bafoués aus­si bien dans les domaines pub­lic (notam­ment celui du tra­vail) que privé (comme celui du droit de la famille et la garde des enfants), et sur le rap­port étroit et com­plexe qu’entretient une part con­sid­érable de la pro­duc­tion scénique avec la doc­trine imposée par la classe dirigeante.

I. Régler son compte au cap­i­tal­isme

Pré­cisons d’emblée que le spec­ta­cle se place dans la lignée des ‘por­traits’ de per­son­nal­ités mon­di­ale­ment con­nues et impor­tantes sur lesquelles Mehran Ran­jbar a tra­vail­lé depuis plusieurs années. Avant Mar­lon Bran­do, il y a eu en effet Steve Jobs présen­té en 2018 ; il a été suivi par Maradona (actuelle­ment sur scène). Selon lui, sa démarche est motivée par une volon­té de ‘démythi­fi­ca­tion’ de ces per­son­nal­ités sur un fond ‘ant­i­cap­i­tal­iste’ : « Sous pré­texte de racon­ter l’histoire de ces gens, je racon­te mon ‘man­i­feste’, [à savoir] une lutte fon­da­men­tale­ment acharnée con­tre le cap­i­tal­isme », (teater.ir, 29 juin 2019). Dans sa série de ‘por­traits’, il est donc déter­miné à bris­er les idol­es et du même coup à régler son compte au cap­i­tal­isme. Autrement dit, afin de com­bat­tre le cap­i­tal­isme, il opte pour la démon­stra­tion de ses tra­vers en désacral­isant ses icônes, ses fig­ures con­nues aux yeux de tous – y com­pris en Iran – dont les exis­tences ont déjà pris fin (et il n’y a par con­séquent plus de pos­si­bil­ité d’une évo­lu­tion quel­conque pour elles). Affir­mant le peu d’intérêt que présen­tent pour lui « les per­son­nes stu­pides, pos­i­tives et ordi­naires » (ibi­dem.) face au défi de la scène, Ran­jbar renchérit alors sur les pro­pres pro­pos de Bran­do1 en le décrivant comme « extrême­ment crim­inel et intel­li­gent, très génial et bien sûr négatif et gang­ster » (ibi­dem.), et c’est ain­si que « le plus grand acteur du XXe siè­cle », d’après lui, s’impose comme le can­di­dat idéal pour ce ‘spec­ta­cle-man­i­feste’. Ensuite, afin d’élaborer la struc­ture de sa pièce, il s’appuie sur Les Chan­sons que m’apprenait ma mère – l’autobiographie de Mar­lon Bran­do disponible en per­san depuis 1997 (pre­mière édi­tion en France en 1994) – comme sa prin­ci­pale source, et en dégage quelques cinq per­son­nages ‘clés’ afin de soutenir son man­i­feste, à savoir dénon­cer « la mal­adie des célébrités mis­érables qui à la place de Dieu sont en ado­ra­tion devant un veau d’or vide (c’est-à-dire) ‘la braguette de leur pan­talon’ qui les empêche de réfléchir » (Ran­jbar, 2020, pp. 98 – 99).

Cela peut paraître rocam­bo­lesque pour un pays tel que la République islamique d’Iran mais c’est bien le sexe et la sub­or­di­na­tion des indi­vidus au sexe dans le monde cap­i­tal­iste qui con­stitue le thème cen­tral du spec­ta­cle. Une fois l’angle d’attaque ain­si défi­ni, le choix de Ran­jbar est déter­miné et on retrou­ve donc dans sa pièce le père, Mar­lon Bran­do Sr., mais aus­si Maria Schnei­der, sa parte­naire dans Le Dernier Tan­go à Paris (1972), une fan, Maria la malade, accom­pa­g­née de son fiancé et surtout une cer­taine Mar­i­lyn Mon­roe dont le choix en sa qual­ité de ‘sex-sym­bol’ revêt ici toute son impor­tance. Toute­fois, out­re cet aspect phare, le des­tin trag­ique de cette insoumise désireuse d’un boule­verse­ment com­plet de sa vie et de sa sit­u­a­tion quitte à aban­don­ner son nom, trans­former son apparence et met­tre en avant son corps, offre au dis­cours idéologique offi­ciel iranien sur les femmes, qui ne cesse de prêch­er que « bon nom­bre des désagré­ments aux­quels les femmes sont con­fron­tées sont dus au type de vête­ments qu’elles por­tent » (asriran.com, 14 jan­vi­er 2022), une occa­sion inespérée pour briller sur scène. Autant dire que le point de vue adop­té par Mehran Ran­jbar ne peut que trop servir ceux qui, au zénith du pou­voir, arguent que « la fron­tière prin­ci­pale (autrement dit la for­ti­fi­ca­tion prin­ci­pale) de ‘la guerre douce’ est la chasteté et le hijab » en con­sid­érant les mêmes chasteté et hijab comme étant de tout temps « le pre­mier front » tan­dis que « les autres sujets se sont placés dans d’autres bas­tions » (Jamileh Alam­ol­ho­da2 in donya-e-eqtesad.com, 20 jan­vi­er 2022). La fable que com­pose Ran­jbar se veut par ailleurs osten­si­ble­ment ancrée dans le XXe siè­cle améri­cain. Et en mon­trant au doigt ‘la déca­dence du Grand Satan d’Amérique’, elle se situe aisé­ment dans le domaine désigné par le fonde­ment dis­cur­sif du pou­voir en place durant ces dernières décen­nies.

Marilyn
Pho­tographe : Shirin Jahan­zadeh, Sara Rasoulzadeh dans le rôle de Mar­i­lyn. 2019

II. Pour une ‘ultra faste’ assim­i­la­tion

Affir­mant sa volon­té de racon­ter son pro­pre réc­it d’un moment de la vie de Mar­lon au lieu d’en faire une œuvre biographique (teater.ir, 29 juin 2019), Ran­jbar imag­ine alors les derniers instants de l’existence ter­restre de Bran­do, au 1er juil­let 2004, han­tés par la vis­ite de ces per­son­nages, ces « morts vivants qui se relèvent pour le tra­quer » (Bran­do, 1996, p. 121). Ils vien­nent expos­er ses erreurs, le blâmer pour ses faib­less­es et le maudire pour ‘ses péchés’, pour qu’il fasse rédemp­tion et s’en rachète. C’est une sorte de pur­ga­toire qui s’est mis ain­si en place afin qu’un Bran­do puri­fié de ses péchés sur cette même terre, comme le dit le père (Ran­jbar, 2020, p. 77) puisse éviter d’entrer en enfer. En vue de con­cré­tis­er ce pro­jet, Ran­jbar s’écarte de la struc­ture clas­sique des pièces de théâtre et adopte une struc­ture épisodique : sa pièce com­porte onze scènes numérotées suc­ces­sive­ment. Ces scènes ne sont pas répar­ties équitable­ment entre les per­son­nages : ain­si, Mar­i­lyn ne vient à la ren­con­tre d’un Mar­lon au seuil de la mort que dans la deux­ième et la dernière scène ; tan­dis que, par exem­ple, Maria la malade n’apparaît dans pas moins de qua­tre scènes. La longueur des scènes non plus n’est pas égale bien que toutes restent rel­a­tive­ment brèves. Les deux scènes dans lesquelles Mar­i­lyn fait son appari­tion con­ti­en­nent quelques 139 répliques (58 pour la deux­ièmeet 81 pour la scène finale), qui par­fois même sont laconiques : « – je sais », « – quoi ? », « – ta gueule ». Le nom­bre et la taille des scènes octroyées à Mar­i­lyn en dit déjà long sur la sec­on­dar­ité de son rôle aux yeux de l’auteur. Tou­jours est-il que la durée du spec­ta­cle tourne autour de 85 min­utes. Compte tenu des inter­valles entre les scènes, elle est effec­tive­ment bien courte. Cela impose la néces­sité d’aller vite et surtout d’aller à l’essentiel, qui ne sera que très par­tielle­ment, et plutôt de manière par­tiale, emprun­té à l’autobiographie de Bran­do3. Puisque con­cer­nant Mar­i­lyn, par exem­ple, ce dernier se con­tente d’évoquer, en peu de mots, sa pre­mière ren­con­tre notable avec elle, qui le décrit « sen­si­ble et incom­pris, […] ayant une intel­li­gence aiguë des rap­ports humains, le type le plus raf­finé d’intelligence » (Bran­do, 1996, p. 129), lors d’une soirée à New York. Il ajoute qu’ils ont entamé « une liai­son qui s’est pour­suiv­ie, de façon épisodique, jusqu’à sa mort en 1962 » (ibid., p. 130), avant d’aborder sa dis­pari­tion en ces ter­mes : « Elle est peut-être morte d’une sur­dose acci­den­telle de médica­ments, mais j’ai tou­jours pen­sé qu’on l’avait assas­s­inée » (ibi­dem.). 

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Fahimeh Najmi
Fahimeh NAJMI. Docteure en Études théâtrales, diplômée de l’Université Sorbonne Nouvelle, elle a publié Le...Plus d'info
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