Un corps transparent

Un corps transparent

Entretien avec Iben Nagel Rasmussen

Le 23 Jan 2006

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Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
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Raphaëlle Doy­on : Pour cer­tains des spec­ta­teurs fidèles de Min Fars Hus, tu es dev­enue l’actrice qui incar­ne le pro­jet artis­tique d’Euge­nio Bar­ba. De manière con­tin­ue depuis quar­ante ans, tu fais de ton corps et de ta per­son­ne un lab­o­ra­toire de recherche (si je puis me per­me­t­tre l’expression). Qu’est-ce qui fait que, dans un pre­mier temps, tu as don­né ta con­fi­ance à Euge­nio, et com­ment cette rela­tion de con­fi­ance s’est-elle tis­sée ?

Iben Nagel Ras­mussen : La rela­tion de con­fi­ance est apparue avant même que je ne ren­con­tre Euge­nio, en voy­ant son spec­ta­cle Ornitofi­lene. Peut-être que « con­fi­ance » n’est pas le mot appro­prié. J’avais vingt ans quand j’ai vu le spec­ta­cle, et je savais que c’était ce que je recher­chais sans en con­naître l’existence. Il ne s’agissait pas d’une ques­tion du type : « Je vais voir si ce théâtre est pour moi. » Je savais que c’était la seule chose pour moi, et je crois que je savais sans le met­tre en mots que j’y inve­sti­rais ma vie si j’étais accep­tée en tant qu’élève.
Quand j’ai ren­con­tré Euge­nio, je me sou­viens que je lui ai dit : « Vous êtes comme un gourou pour moi, mon maître spir­ituel. » C’était bien sûr une for­mu­la­tion très ampoulée, mais on était dans les années soix­ante et mon expéri­ence avec les drogues et ma recherche pour une dimen­sion autre et spir­ituelle à ce moment-là dans ma vie avaient forte­ment mar­qué ma façon de penser et de m’exprimer.
Ou bien, comme je le dis dans mon spec­ta­cle Itsi-Bit­si : « Quand nous étions en con­tact avec les drogues, nous pen­sions que nous étions au tour­nant d’une révo­lu­tion men­tale. Pour cer­tains d’entre nous, les drogues étaient juste un jeu, pour d’autres un moyen d’évasion, pour d’autres une façon de ren­con­tr­er Dieu. Mais sans que nous nous en aperce­vions, les moyens sont devenus les fins. Les drogues, qui auraient dû servir à ouvrir les portes, ne ser­vaient plus qu’à les fer­mer. »
J’étais chanceuse d’être du bon côté quand j’ai ren­con­tré l’Odin Teatret et Euge­nio. Ma con­fi­ance pre­nait source dans la con­vic­tion que j’étais sur ma voie.

R. D. : De quelle façon Euge­nio se com­por­tait-il avec toi dans la salle de tra­vail ? Est-ce qu’il te don­nait des con­seils ? Est-ce qu’il t’aidait à exé­cuter les mou­ve­ments physique­ment ?

I. N. R. : Quand je suis arrivée à l’Odin en automne 1966, le train­ing était guidé par deux des acteurs fon­da­teurs : Torgeir et Else-Marie. Euge­nio était con­stam­ment présent dans la salle de tra­vail. Il regar­dait et fai­sait des com­men­taires à la fin de la séance. Rarement pen­dant le tra­vail. L’atmosphère était con­cen­trée, et l’entraînement physique pou­vait se dérouler pen­dant trois ou qua­tre heures.

Euge­nio guidait l’entraînement de la voix, sou­vent en étab­lis­sant un con­tact avec l’élève. Il posait sa main sur la par­tie du corps qui était cen­sée réson­ner : tête, poitrine, ven­tre, dos, etc. C’était la façon d’entraîner la voix qu’il avait reprise du tra­vail de Gro­tows­ki en Pologne.

R. D. : Quand tu étais totale­ment épuisée, com­ment t’encourageait-il à dépass­er ce moment ?

I. N. R. : Je crois que nous étions presque tous épuisés pen­dant le train­ing. Nous n’en par­lions pas, parce que c’était évi­dent, comme d’être mouil­lé quand on nage.

R. D. : Tu as dit quelque part — avant que tu ne com­mences à com­pos­er ton pro­pre train­ing en 1971 (c’est-à-dire l’acrobatie, les arts mar­ti­aux et le yoga, en suiv­ant les exer­ci­ces d’entraînement de Gro­tows­ki) — que le train­ing que vous faisiez était dur et prim­i­tif. Mais à l’époque, tu y tra­vail­lais tout de même. Est-ce que tu croy­ais vrai­ment que ça ferait de toi une bonne actrice ? Com­ment Euge­nio te moti­vait-il pour exé­cuter ces exer­ci­ces ?

I. N. R. : Euge­nio ne me moti­vait pas. J’étais motivée à suiv­re les propo­si­tions qui venaient de lui, de Torgeir ou de Else-Marie. Nous fai­sions tous le même entraîne­ment et, bien sûr, je pen­sais que cela ferait de moi une bonne actrice. J’en avais la preuve en face de moi. Je ne me sou­viens pas avoir dit que les exer­ci­ces de Cies­lak et Gro­tows­ki — que nous util­i­sions — étaient « prim­i­tifs », mais je n’ai jamais réus­si à les faire miens. Je n’ai pas obtenu la qual­ité extra­or­di­naire que je pou­vais voir chez Cies­lak, mais aus­si chez Torgeir et Else-Marie. Aujourd’hui, j’appelle cela un corps trans­par­ent. Un corps qui n’est ni beau, ni laid, mais pénétré par une lueur qui fait de ces ter­mes « beau, laid » des mots creux, inadéquats ou absur­des.

R. D. : Qu’est-ce qui a fait que tu as com­mencé à chercher ton pro­pre entraîne­ment, à répon­dre à la ques­tion « qu’est-ce qu’une action physique » ?

I. N. R. : Tournons les choses d’une autre façon. En vérité, ma ques­tion était : « qu’est-ce qu’une action dra­ma­tique ? » Et cela est arrivé à un moment où j’avais presque aban­don­né l’idée de pou­voir trou­ver en moi, à tra­vers l’entraînement, cette énergie par­ti­c­ulière que l’on peut aus­si appel­er « courant interne ». Et puis sim­ple­ment — et cela peut paraître ridicule — je me suis posé la ques­tion pour la pre­mière fois, après qua­tre ans d’entraînement quo­ti­di­en : qu’est-ce qu’une action dra­ma­tique ? Une action physique con­tient un « drame » quand quelque chose change. Si, par exem­ple, la puis­sance, l’énergie de l’eau qui chute d’une grande hau­teur est cap­turée, elle peut être trans­for­mée en élec­tric­ité. Si mon corps tombe au sol et si à la place de me cogn­er ou de m’arrêter à ce point, j’utilise la force et le poids de mon corps pour me lever et con­tin­uer, quelque chose a changé. Je récupère une énergie qui est légère et dif­férente.

R. D. : Quand tu as trou­vé cet entraîne­ment indi­vidu­el, est-ce que tu tra­vail­lais seule, par toi-même, ou est-ce qu’Eugenio te guidait ?

I. N. R. : Euge­nio ne suiv­ait pas l’entraînement quand j’ai trou­vé et élaboré les nou­veaux exer­ci­ces. Nous étions en tournée et Euge­nio n’était pas avec nous. Je crois qu’il était impor­tant que Euge­nio ne fût pas là. Vous pou­vez guider l’élève jusqu’à la porte, mais vous ne pou­vez pas le pouss­er par-delà le seuil. Je ne me sou­viens plus qui a dit cela, mais c’est vrai. Ce pas-là, essen­tiel, c’est à soi-même de le faire.

R. D. : Tu vas ensuite trans­met­tre cet entraîne­ment aux nou­veaux acteurs de l’Odin Teatret. Tu ne suis plus per­son­ne ; ils te suiv­ent. Quelle a été la réac­tion d’Eugenio quand il a appris que tu fai­sais un train­ing dif­férent de celui que Gro­tows­ki et Cies­lak vous enseignaient ? Et puis quand il a vu ton entraîne­ment ?

I. N. R. : Je pense qu’Eugenio a tou­jours voulu que nous dévelop­pi­ons notre pro­pre entraîne­ment. Nous fai­sions aus­si d’autres types d’exercices dif­férents de ceux que nous enseignaient Gro­tows­ki et Cies­lak. C’était comme cela depuis le début. Par exem­ple, le train­ing du Samu­rai que j’ai dévelop­pé seule et avec mes élèves se base sur l’entraînement que nous pra­tiquions tous à l’Odin Teatret dans la péri­ode de Ferai. La réac­tion d’Eugenio face au nou­v­el entraîne­ment a été pos­i­tive (plus tard, il a même demandé à Torgeir de faire un film sur le train­ing à l’Odin Teatret où ces exer­ci­ces jouent un rôle impor­tant).

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Écrit par Raphaëlle Doyon
For­mée à l’École Jacques Lecoq et à l’Institut d’Études théâ­trales de la Sor­bonne Nou­velle, Raphaëlle Doy­on ter­mine actuelle­ment...Plus d'info
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